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Soumis par Tavernier Julie le 23 September 2012

Le régime des « sanctions ciblées », prévu par les résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies adoptées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, sur la base du Chapitre VII de la Charte, est largement dénoncé pour les difficultés qu’il génère au regard du respect des droits fondamentaux. Avant que la Cour EDH ne soit confrontée à cette question, la CJCE (voir notamment l’arrêt Kadi et Al-Barakaat, 3 septembre 2008) et le Comité des droits de l’homme (Communication Sayadi et Vinck c. Belgique, 9 décembre 2008), avaient conclu à l’incompatibilité de certaines mesures nationales ou communautaires d’exécution des résolutions du Conseil de sécurité avec les droits garantis par le PIDCP ou par l’ordre juridique communautaire.

L’affaire Nada (Cour EDH, Grande Chambre, arrêt du 12 septembre 2012, Nada c. Suisse, n° 10593/08 ; communiqué de presse), est l’occasion pour la Cour de se prononcer sur cette épineuse question de droit international. En effet, si les atteintes aux droits conventionnels sont évidentes, les problèmes de droit international qui sous-tendent cette affaire - notamment celui de la hiérarchie entre les obligations découlant de la Charte des Nations Unies et de la Convention EDH – sont eux plus délicats à trancher.

Le requérant, Youssef Nada, de nationalité italo-égyptienne, réside dans l’enclave italienne de Campione d’Italia, située dans le canton suisse du Tessin. Soupçonné d’entretenir des liens avec le réseau Al-Qaida, son nom a été inscrit, à la demande des Etats-Unis, sur la liste du Comité de sanctions des Nations Unies et sur la liste annexée à « l’ordonnance sur les Taliban », texte mettant en œuvre en droit suisse les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité.

Les autorités suisses interdirent durant plusieurs années à M. Nada d’entrer ou de transiter par le territoire helvète, ce qui eut pour conséquence immédiate l’impossibilité pour le requérant de quitter l’enclave de Campione d’Italia (dont la superficie est de 1,6 km2). Ces mesures résultent directement de la mise en œuvre de la résolution 1390 (2002) du Conseil de sécurité instituant une interdiction d’entrée et de transit contre les personnes figurant sur la liste du Comité des sanctions.

Le Tribunal fédéral suisse, saisi par le requérant d’une demande de radiation de son nom à l’annexe de l’ordonnance sur les Talibans, constata qu’il existait un conflit entre les résolutions du Conseil de sécurité et les textes internationaux relatifs à la protection des droits de l’homme auxquels était liée la Suisse. Pour résoudre ce conflit, le Tribunal recourut à une interprétation littérale de l’article 103 de la Charte et accorda la primauté aux résolutions du Conseil de sécurité sur les autres obligations internationales de la Suisse.

Faisant état des conséquences de son « enclavement forcé » sur sa vie privée et familiale, et de l’absence de recours effectif afin de contester l’inscription de son nom à l’annexe de l’ordonnance sur les talibans, le requérant se plaignait devant la Cour EDH de la violation des articles 8, 5§1  et 13 de la Convention. La Cour conclut à la violation des articles 8 et 13.

I. L’imputabilité des mesures d’exécution des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies

Argument classique dans les cas où un Etat est amené à répondre devant la Cour EDH d’actes ou d’omissions découlant de la mise en œuvre d’obligations issues de son appartenance à une autre organisation internationale, la Suisse allègue que les griefs du requérant sont incompatibles ratione personae avec la Convention. Elle fait notamment valoir à l’appui de ses prétentions, soutenue par le gouvernement britannique, le caractère obligatoire et la primauté des obligations découlant des résolutions du Conseil de sécurité adoptées dans le cadre du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Tiers intervenants à la procédure, le gouvernement français invite la Cour à transposer la jurisprudence Behrami au cas d’espèce (Cour EDH, GC, décision du 2 mai 2007, n° 71412/01, Behrami et Behrami c. France et Saramati c. France, Allemagne et Norvège), et à déclarer imputables à l’ONU les mesures contestées par le requérant.

Examinant si la requête tombe dans le champ d’application de l’article 1er de la CEDH, c’est-à-dire si les mesures litigieuses ont été prises dans l’exercice par l’Etat suisse de sa juridiction, la Cour s’attache à mettre en exergue la différence entre l’affaire Behrami et l’affaire Nada. Dans l’affaire Behrami, « les actions et omissions litigieuses de la KFOR, dont les pouvoirs avaient été valablement délégués par le Conseil de sécurité en application du Chapitre VII de la Charte, et de la MINUK, organe subsidiaire de l’ONU instauré en vertu du même chapitre, étaient imputables à l’ONU en tant qu’organisation à vocation universelle remplissant un objectif impératif de sécurité collective » (§ 120). « En revanche, s’agissant de la présente affaire, les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité notamment les Résolutions 1267 (1999), 1333 (2000), 1373 (2001) et 1390 (2002), chargent les Etats d’agir en leur propre nom et de les mettre en œuvre au niveau national », ce que fit la Suisse en adoptant l’ordonnance sur les Taliban. La Cour ajoute que les refus de dérogations à l’interdiction d’entrer sur le territoire suisse ont été opposés par les autorités nationales.

C’est donc logiquement, au terme de cet examen, que la Cour conclut que « les mesures litigieuses ont été prises dans l’exercice par l’Etat suisse de sa ‘juridiction’ au sens de l’article 1 de la Convention. Les actes ou omissions litigieuses sont donc susceptibles d’engager la responsabilité de l’Etat défendeur en vertu de la Convention. Il s’ensuit également que la Cour est compétente ratione personae pour connaître de la présente requête. » (§123).

Une fois les mesures litigieuses imputées à la Suisse, la Cour devait statuer sur la question de savoir si cet Etat pouvait être tenu responsable des violations alléguées, alors qu’elles trouvent leur source dans l’exécution des résolution du Conseil de sécurité.

II. Responsabilité de l’Etat et « conflit » d’obligations

La Cour refuse de résumer la situation qui lui est soumise à un « conflit » d’obligations, ce qui l’autorise à ne pas prendre position – explicitement - sur la hiérarchie entre les différentes obligations internationales de l’Etat, et notamment de se prononcer sur l’article 103 de la Charte des Nations Unies. Cependant, si cette attitude d’ouverture et de conciliation est louable, elle atteint sa limite lorsque l’Etat est contraint de s’affranchir du respect de l’un de ses engagements pour honorer l’autre. En l’espèce, le respect des exigences des articles 8 et 13 CEDH engendrait nécessairement pour la Suisse une remise en cause de la primauté et du caractère obligatoire des résolutions du Conseil de sécurité.

Raisonnant dans la droite lignée jurisprudentielle de l’affaire Al-Jedda (Cour EDH, Grande Chambre, 7 juillet 2011, Al-Jedda c. Royaume-Uni, n° 27021/08), dont elle cite amplement les passages pertinents, la Cour confirme qu’elle ne se placera pas (du moins ouvertement) sur le terrain de la hiérarchisation des obligations mais favorisera une interprétation permettant leur harmonisation (voir notamment le § 170).

Suivant cette logique, la Cour avait établi dans l’arrêt Al-Jedda une présomption selon laquelle, dans ses résolutions, le Conseil de sécurité n’entendait pas imposer aux Etats une quelconque obligation qui contreviendrait aux principes fondamentaux en matière de droits de l’homme et avait conclu, se dispensant ainsi de se prononcer sur l’article 103 de la Charte, que les obligations du Royaume-Uni en vertu des résolutions du Conseil de sécurité et de l’article 5 CEDH n’entraient pas en conflit. Or, ici, la résolution 1390 (2002) demande expressément aux Etats d’interdire l’entrée et le transit sur leur territoire aux personnes figurant sur la liste des Nations Unies. La présomption est donc renversée, « eu égard aux termes clairs et explicites, imposant une obligation d’introduire des mesures susceptibles de violer les droits de l’homme, qui ont été employés dans le libellé de cette résolution » (§ 172).

Une fois cette présomption renversée, et l’existence d’un conflit entre les obligations internationales de la Suisse implicitement admise, ce n’est qu’au prix d’une démonstration guère convaincante que la Cour peut continuer de faire l’économie d’un raisonnement fondé sur la hiérarchisation des obligations internationales de l’Etat et maintenir sa ligne interprétative basée sur leur conciliation.

Il aurait sans doute été plus salutaire, à ce stade, que la Cour affirme clairement que les résolutions du Conseil de sécurité, pour obligatoires qu’elles soient et malgré la primauté que leur confère la Charte sur les autres obligations internationales des Etats, ne sauraient conduire les Etats parties à la CEDH à adopter des mesures contraires à la Convention EDH, sous peine de voir leur responsabilité engagée. Le juge Malinverni s’interroge à ce sujet : « Notre Cour, garante du respect des droits de l’homme en Europe, doit-elle se montrer moins audacieuse que la CJCE ou que le Comité des droits de l’homme pour aborder et trancher cette délicate question du conflit de normes à laquelle elle était confrontée dans la présente affaire ? »

III. Le prix du refus d’admettre l’existence d’un conflit entre les obligations de l’Etat

A la clarté, le juge de Strasbourg préfère la démonstration hasardeuse de l’existence d’une marge d’appréciation au bénéfice des Etats dans la mise en œuvre les résolutions du Conseil de sécurité. La Cour attendait que la Suisse tente, dans l’exercice de cette marge d’appréciation, de concilier les exigences de la Convention EDH et celles découlant des résolutions du Conseil de sécurité.

Si la référence à l’arrêt Kadi - où l’on pouvait lire que la Charte « impose aux Etats une obligation de résultat, leur laissant le libre choix des moyens pour se conformer aux résolutions » - indique que la Cour n’accordera pas la primauté aux résolutions du Conseil de sécurité, son insertion semble ici néanmoins discutable. En effet, la résolution 1390 ne permet guère de distinguer entre le résultat et les moyens…dans la mesure où le Conseil de sécurité y demande aux Etats d’interdire l’entrée et le transit des personnes « listées » sur leur territoire. La Cour semble d’ailleurs un peu plus haut dans l’arrêt se ranger derrière cette analyse lorsqu’elle affirme que la résolution contient des « termes clairs et explicites, imposant une obligation d’introduire des mesures susceptibles de violer les droits de l’homme » (§172).

Malgré cela, le juge de Strasbourg explique que la Suisse « jouissait d’une latitude, certes restreinte, mais néanmoins réelle, dans la mise en œuvre des résolutions contraignantes pertinentes du Conseil de sécurité » (§ 180). Cette conclusion est amenée par trois arguments discutables.

D’abord, la Cour fait découler du terme « nécessaire » inclus au paragraphe 2 b) de la résolution 1390 (2002) ( l’interdiction d’entrée et de transit ne s’appliquera pas « lorsque l’entrée et le transit est nécessaire pour l’aboutissement d’une procédure judiciaire »), la possibilité d’une interprétation au cas par cas. Or, force est de constater que cette exception ne s’applique que dans l’hypothèse d’une procédure judiciaire et ne saurait être étendue à d’autres cas.

Ensuite, la Cour estime que l’expression « selon qu’il conviendra », au paragraphe 8 de la même résolution (« Exhorte tous les Etats à prendre des mesures immédiates pour appliquer ou renforcer, par des mesures législatives ou administratives, selon qu’il conviendra, les dispositions applicables en vertu de leur législation ou de leur réglementation, (…), afin de prévenir et de sanctionner la violation des mesures visées au paragraphe 2 de la présente résolution… ») laisse aux autorités une certaine souplesse en ce qui concerne les modalités de mise en œuvre de cette résolution. Or, cette formule ne permet en réalité qu’un choix purement formel entre un acte législatif ou réglementaire, et certainement pas l’exercice d’un pouvoir d’appréciation quant au contenu des mesures indiquées.

Enfin, la Cour tire argument d’une motion adoptée par le Conseil national chargeant le gouvernement suisse d’indiquer au Conseil de sécurité qu’il n’appliquerait plus inconditionnellement les sanctions prononcées à l’encontre de personnes physiques en vertu de résolutions adoptées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. S’il faut y voir une réelle volonté de protéger les droits fondamentaux en s’émancipant du caractère obligatoire des résolutions du Conseil de sécurité, il ne faut pas perdre de vue que d’une part, la Suisse choisit souverainement de faire un arbitrage entre des obligations contradictoires et d’autre part, que cette résolution a été adoptée en 2010, alors que le nom du requérant avait déjà été rayé de la liste.

Partant du postulat que la Suisse jouissait d’une certaine marge de manœuvre dans l’application des sanctions prévues par les résolutions du Conseil de sécurité, la Cour assoit le constat de violation de l’article 8 CEDH sur toute une série d’obligations positives qui auraient, selon elle, permis à l’Etat d’adapter le régime des sanctions au cas particulier du requérant et de faciliter le retrait de son nom de la liste du Comité des sanctions.

Sur le premier point, la Cour se fait très lacunaire, évoquant simplement que « la possibilité de décider de la manière dont les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité sont mises en œuvre dans l’ordre juridique interne aurait permis d’assouplir le régime des sanctions applicable au requérant, eu égard à ces spécificités [enclavement, âge du requérant, durée des sanctions], de façon à ne pas empiéter sur sa vie privée et familiale, sans pour autant porter atteinte au caractère obligatoire des résolutions pertinentes ni au respect des sanctions qu’elle prévoient » (§ 195). Toutefois, le détail des actions permettant d’atteindre ce résultat n’est pas mentionné, preuve s’il en fallait de la difficulté de mettre le doigt sur la marge d’appréciation dont aurait disposé la Suisse pour mettre en œuvre les résolutions du Conseil de sécurité sans en minorer la nature contraignante.

Sur le second aspect, la Cour reproche principalement à la Suisse de n’avoir communiqué le résultat des investigations menées sur les soupçons de participation du requérant à des activités liées au terrorisme international que plus de quatre ans après leur clôture, alors que ces investigations mettaient clairement en évidence le caractère infondé desdits soupçons. La Cour relève d’autre part que la Suisse n’a pas tenté d’inciter l’Italie, Etat de nationalité du requérant, à engager une procédure de radiation devant le Comité des sanctions.

En guise de conclusion, la Cour affirme que ces constats la « dispense[nt] de trancher la question, (…) de la hiérarchie entre les obligations des Etats parties à la Convention en vertu de cet instrument, d’une part, et celles découlant de la Charte des Nations Unies, d’autre part. Ce qui importe, selon la Cour, est de constater que le Gouvernement n’est pas parvenu à démontrer qu’il avait tenté d’harmoniser autant que possible les obligations qu’il a jugées divergentes ».

Bien qu’elle ne le revendique pas formellement, la Cour EDH consacre bel et bien la primauté des obligations découlant de la Convention EDH sur les résolutions du Conseil de sécurité. Autrement dit, le message passé aux Etats parties est clair : ils ne peuvent pas se retrancher derrière l’article 103 de la Charte pour échapper à une condamnation à Strasbourg lorsqu’ils mettent en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité portant atteinte aux droits garantis par la Convention. 

 

Comités des sanctions et droits de l'homme : l'affaire Youssef Nada (PW)

Philippe Weckel, « Contrôle de la légalité des mesures relevant du Chapitre VII de la Charte, un pas décisif a été franchi par la Cour européenne de justice », Bulletin Sentinelle n°159

Anne Rainaud, « CJCE : Affaires Yassin Abdullah Kadi et Al Barakaat International Foundation / Conseil et Commission (3 septembre 2008) », Bulletin Sentinelle n° 159

Bulletin numéro 316