Le 25 juillet dernier, la Cour interaméricaine des droits de l’Homme rendait public son arrêt du 27 juin 2012 dans l’affaire Peuple Autochtone Kichwa de Sarayaku c. Équateur. Les victimes sont un peuple autochtone de la région de Pastaza, en Amazonie équatorienne, ayant saisi le Système interaméricain de protection des droits de l’homme car, sans les avoir consultés, l’État équatorien et une entreprise privée signèrent un contrat pour l’exploration et l’exploitation de pétrole dans le « Bloc 23 » qui couvre une grande partie du territoire ancestral du peuple. Par ailleurs, la phase d’exploration entamée, 1400 kilos d’explosifs ont été introduits dans le territoire. Ce peuple est reconnu par l’État équatorien propriétaire de son territoire ; il possède un titre collectif de propriété. Le droit de propriété protégé par l’article 21 de la Convention américaine – qui, dans le contexte des sociétés traditionnelles, couvre aussi bien les terres que les ressources naturelles qui s’y trouvent –, n’est ainsi pas nié par l’État. La controverse tenait aux conditions d’exploitation des ressources naturelles du territoire traditionnel.
L’État a, à plusieurs reprises, reconnu sa responsabilité internationale pour les faits, dont, notamment, l’ouverture de sentiers sismiques, la construction de plusieurs héliports, la destruction de sources d’eau, ou la destruction de la forêt ainsi que de ses ressources de grande valeur environnementale, culturelle et de subsistance (§ 105). Cet arrêt reconnaît l’État responsable des violations des articles 21 (droit à la propriété) et 8 et 25 (garanties et protection judiciaire) de la Convention américaine. Par ailleurs, de manière un peu ambiguë, la Cour a également reconnu l’État responsable « d’avoir gravement mis en péril les droits à la vie et à l’intégrité personnelle, reconnus dans les articles 4.1 et 5.1 de la Convention, en relation avec l’obligation de garantir le droit à la propriété communautaire, dans les termes des articles 1.1 et 21 du même traité » (§ 249). Il semble ainsi s’agir d’une violation des articles 4 et 5 pour risque : le doigt est mis par le Tribunal sur le fait qu’en ne respectant pas le droit au territoire du peuple Sarayaku, et notamment en y introduisant des explosifs, l’État a mis en danger la vie et l’intégrité des membres du groupe.
Il convient de se pencher sur les points de cet arrêt qui sont importants pour les droits des sociétés traditionnelles. Certains semblent positifs, tels que l’aveu de la reconnaissance de titulaires collectifs des droits (1) ; la consécration du droit à l’identité culturelle (2) ; ou encore les précisions réalisées concernant les conditions dans lesquelles doivent se dérouler les consultations des peuples intéressés avant d’entreprendre tout projet sur leurs territoires (3). Par contre, d’autres points de cet arrêt ne sont pas à saluer. En effet, la Cour évite la question de l’obligation des États d’obtenir des sociétés traditionnelles leur consentement aux projets qui peuvent avoir des impacts majeurs, notamment sur leur survie en tant que peuples distincts (4). Est à dénoter également la réitération de l’erreur commise dans l’arrêt Peuple Saramaka c. Suriname tendant à créer des droits à géométrie variable (5).
1. Les titulaires collectifs des droits
Certes, la Cour interaméricaine mettait en oeuvre des droits collectifs, et le groupe était souvent le destinataire de certaines mesures de réparations. Toutefois, jusqu’à cet arrêt, en raison de la limite posée par le texte de la Convention américaine qui énonce clairement les droits et les libertés au seul bénéfice des personnes, le Tribunal interaméricain déclarait toujours les violations de la Convention américaine au préjudice des seuls membres des communautés.
Un pas est finalement franchi. Comme le signale cette fois la Cour de San José, la normative internationale relative aux sociétés traditionnelles « reconnaît des droits aux peuples en tant que sujets collectifs du droit international, et non uniquement à leurs membres » (§ 231). Ainsi, étant donné que les peuples autochtones et tribaux « exercent certains droits reconnus par la Convention depuis une dimension collective, la Cour signale que les considérations de droit du présent arrêt doivent être entendues depuis cette perspective collective » (§ 231). En ce sens, pour la première fois, la partie lésée est un collectif en tant que tel, le propre peuple autochtone Kichwa de Sarayaku (§ 284).
2. Le droit à l’identité culturelle
Pendant la phase d’exploration sismique, la communauté a paralysé ses activités économiques, culturelles et scolaires, pour défendre les limites du territoire en empêchant l’entrée des travailleurs (§ 100). L’enseignement des traditions aux enfants ainsi que l’apprentissage, par les sages de la communauté, de la connaissance spirituelle, ont ainsi été difficiles (§ 137). Dans le même sens, les festivités annuelles de la communautés (au cours desquelles sont renouvelés les liens avec le territoire ainsi que les liens sociaux) ont été suspendues. Par ailleurs, l’obtention de plantes médicinales a été rendue difficile en raison de la destruction de la forêt (§ 218). En vertu de la relation spéciale que les victimes entretiennent avec leur territoire, leurs représentants soutenaient que l’État a porté atteinte au droit à la culture des membres du peuple.
Par le passé, la Cour de San José a déjà pu affirmer que, « en méconnaissant le droit ancestral des communautés autochtones sur leurs territoires, d’autres droits basiques pourraient être affectés, comme le droit à l’identité culturelle » ; la Cour avait en ce sens reconnu le lien étroit entre le territoire et le patrimoine culturel (Communauté autochtone Yakye Axa, §§ 147 et 154). Le Tribunal avait ainsi consacré le droit à l’identité culturelle dans la lecture transversale de la Convention américaine, en déclarant les violations de plusieurs articles du Pacte de San José interprétés à la lumière de la diversité culturelle. Comme l’affirme la Cour en l’espèce, la reconnaissance du droit à l’identité culturelle est « la voie d’interprétation transversale qui permet de concevoir, respecter et garantir la jouissance et l’exercice des droits de l’homme des peuples autochtones protégés par la Convention » (§ 213).
Cependant, jusqu’à présent, la Cour n’avait encore jamais déclaré violé le droit à l’identité culturelle. En l’espèce, l’État est, pour le Tribunal, responsable de la violation du droit à l’identité culturelle, dans les termes de l’article 21 de la Convention (la Cour ne franchit toutefois pas le pas de l’approche directe des droits économiques, sociaux et culturels : elle ne déclare pas la violation de l’article 26 de la Convention, alors même que cet article consacre des droits exigibles auxquels sont appliquées les obligations de respect et de garantie, Acevedo Buendía c. Pérou, § 92).
Puisque, en l’espèce, l’absence de consultation a porté atteinte à l’identité culturelle du peuple, la Cour déclare que ce droit à l’identité culturelle implique l’obligation pour les États de consulter les peuples intéressés concernant les affaires qui peuvent avoir des répercussions sur leur vie culturelle (§§ 217 et 220).
3. Les précisions concernant les modalités des consultations
Le droit interaméricain établit des « processus particuliers et différenciés de consultations lorsque peuvent être affectés certains intérêts des communautés et peuples autochtones » (§ 165). Jusqu’à présent, l’arrêt Peuple Saramaka stipulait que, outre les conditions traditionnelles à toute expropriation, les États désireux d’exploiter les ressources naturelles des territoires ancestraux ou désireux d’y installer des projets de développement devaient, en outre, réaliser des études préalables d’impact environnemental et social, consulter les populations intéressées, et, si le projet était mené à bien, partager avec elles les bénéfices. Les précisions quant aux modalités des consultations n’avaient été apportées que par le soft law, notamment par les travaux des rapporteurs spéciaux. C’est ainsi la première fois que la Cour de San José se penche sur cette obligation importante à la charge des États.
Plus précisément, cet arrêt dispose que les consultations doivent être réalisées à toutes les étapes d’un projet qui puisse porter atteinte au territoire traditionnel. Par conséquent, elles doivent se faire dès les premières étapes et signifier une « communication constante entre les parties » (§ 177). En outre, elles doivent être réalisées de bonne foi, au moyen de dialogues basés sur la confiance et le respect mutuel, avec l’objectif de parvenir à un accord. La Cour ne manque pas de préciser que ces conditions sont incompatibles avec les tentatives de désintégration de la cohésion sociale des communautés, notamment par la corruption ou les négociations individuelles (§ 186). Par ailleurs, elles doivent se faire au travers de procédures culturellement adaptées. En ce sens, la dimension temporelle doit être prise en compte de manière à respecter les formes traditionnelles de prises de décisions (§ 202).
En l’espèce, l’entreprise d’exploitation pétrolière s’est mise en relation avec des membres de la communauté afin d’obtenir leur accord à l’exploitation pétrolière, sans respecter l’organisation hiérarchique indigène ; elle a mis à leur disposition un centre d’attention médicale où, pour être soignés, les membres de la communauté devaient signer des documents utilisés par la suite comme accords à l’exploitation ; l’entreprise a également payé des membres de la communauté pour qu’ils donnent leur aval à l’activité (§ 73). Par ailleurs, outre une politique de division des communautés et de manipulation des dirigeants menée par l’entreprise, l’État à appuyé l’exploration en militarisant la zone pour la sécurité des travailleurs face aux membres de la communauté qui s’y opposaient (§§ 75 et 193). En « définitive, le peuple Sarayaku n’a pas été consulté par l’État avant que ne soient réalisées des activités d’exploration pétrolière, avant que ne soient introduits des explosifs ou que ne soit porté atteinte à des zones de grande valeur culturelle » (§ 211).
Il est important de mentionner que le Tribunal interaméricain, qui fait longuement référence aux législations, jurisprudences et instruments internationaux qui instaurent cette obligation de consultation, indique qu’il s’agit d’un « principe général du droit international » (§ 164).
4. La question du droit au consentement
Alors même que la consultation est érigée en principe général du droit international, le droit au consentement préalable, libre et informé est le grand absent de cet arrêt. L’absence de consentement des victimes au projet pétrolier était pourtant avancée par les représentants et la Commission interaméricaine comme motif de la violation du droit de propriété. L’obtention du consentement préalable, libre et informé est prônée depuis des années par les experts onusiens (le rapporteur des Nations Unies vient encore d’y insister dans un rapport de juillet 2012) ; il a été intégré dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. L’arrêt de la Cour interaméricaine rendu en 2007 dans l’affaire du peuple Saramaka était le premier jugement international à consacrer le droit pour les sociétés traditionnelles de donner, ou non, leur consentement à un projet de grande envergure en leurs territoires.
Dans la présente affaire, le Tribunal a tout simplement évité la question. La violation du droit de propriété étant déjà établie en raison du défaut de consultation, il semble que la Cour ait estimé bon ne pas aller au-delà et entériner le veto que représente le droit au consentement, si débattu.
5. Une erreur tendant à créer des droits à géométrie variable
La Commission interaméricaine soutenait très justement que, sur la base de l’interprétation évolutive de la Convention ayant donné lieu à la jurisprudence interaméricaine, l’État défendeur avait l’obligation de consulter le peuple intéressé avant d’initier le projet (§ 125). Malheureusement, la Cour de San José s’est laissée tromper par l’argumentation de l’État selon laquelle, au moment de la signature du contrat d’exploration et d’exploitation pétrolière, il n’avait aucune obligation d’initier une procédure de consultation préalable puisqu’il n’avait pas encore ratifié la Convention n° 169 de l’O.I.T. relative aux peuples indigènes et tribaux dans les pays indépendants et que la Constitution politique d’alors ne contenait aucune disposition en ce sens (§ 128).
La Cour – qui recherche un fondement au droit différencié à la consultation, croyant ne pas pouvoir le faire dériver de la propre Convention américaine – s’est longuement attardée sur la date de ratification de la Convention 169 et sur la législation interne. Le Tribunal commet alors l’erreur d’affirmer que l’obligation à la charge de l’État défendeur de consulter le peuple Kichwa de Sarayaku existe depuis 1999, date d’entrée en vigueur du texte de l’O.I.T. (§ 176). La Cour de San José se convertie de cette manière en simple organe de contrôle de la Convention de l’O.I.T. Or, alors qu’il est vrai que, depuis 1999, cette obligation est renforcée, la Cour, organe de contrôle et d’interprétation de la Convention américaine, aurait du affirmer que l’obligation de consulter existait déjà avant cette date et obligeait l’État défendeur, en application des l’articles 1.1. et 2 de la Convention américaine.
En ce sens, comme le soulevait, pourtant, la propre Cour, dans ce même arrêt : « [l]a correcte protection de la propriété collective autochtone, dans les termes de l’article 21 de la Convention en relation aux articles 1.1 et 2 du même instrument, impose aux États l’obligation positive d’adopter des mesures spéciales pour garantir aux peuples autochtones et tribaux l’exercice plein et égalitaire du droit aux territoires qu’ils ont utilisé et occupé traditionnellement » (§ 171). La Cour n’a pas non plus pris en compte que, de manière plus précise, « [l]’obligation de consulter [...] est en relation directe avec l’obligation générale de garantir le libre et plein exercice des droits reconnus dans la Convention » (§ 166). Par conséquent, le droit applicable était tout simplement la Convention américaine, interprétée à la lumière de la diversité culturelle et de la non discrimination pour que les droits qui y sont énoncés aient également un sens pour les peuples autochtones et tribaux.
En outre, l’autorité de la chose interprétée aurait dû s’imposer. En effet, la solution donnée dans l’arrêt Peuple Saramaka faisant découler le droit à la consultation de l’article 21 de la Convention américaine (à l’encontre d’un État n’ayant pas de législation pertinente et n’ayant ratifié aucun traité international relatif aux droits des peuples autochtones et tribaux) n’est pas valable uniquement pour cette affaire ; outre l’effet inter partes, les décisions de la Cour génèrent des effets erga omnes.
Les droits interprétés par le Tribunal interaméricain ne sont pas à géométrie variable ; la jurisprudence interaméricaine n’est pas opposable qu’à certains États parmi tous les États membres de l’O.E.A. ayant ratifié la Convention américaine et accepté la compétence contentieuse de la Cour.
CourIADH : seconde visite in situ de son histoire, Karine Rinaldi, bulletin n° 294