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Soumis par Quelhas Daniela le 15 July 2012

 

Si historiquement, en droit international « les limitations de l’indépendance des Etats ne se présument pas », la tendance – elle n’est pas nouvelle – est à l’encadrement des compétences étatiques. Cet encadrement naît parfois de la volonté de l’Etat même, parfois de l’activité de la société internationale dans sa forme institutionnalisée. Les textes nés des travaux des institutions, qu’elles soient universelles ou régionales, bien que non contraignants pour la plupart, ne sont pas dénués d’influence sur le devenir des comportements étatiques. La récente résolution du Conseil des droits de l’homme sur le droit à la nationalité des femmes et des enfants constitue à cet égard un pas de plus vers la consécration en droit international des droits de l’homme d’un droit à la nationalité.


 

Une compétence exclusive d’abord peu encadrée en droit international

 

En 1923, la Cour Permanente de Justice Internationale affirmait que « [l]a question de savoir si une certaine matière rentre ou ne rentre pas dans le domaine exclusif d’un Etat est une question essentiellement relative : elle dépend du développement des rapports internationaux ». Classiquement, la Cour ajouta alors que les questions de nationalité relevaient du domaine réservé de l’Etat, qui exerçait là une compétence exclusive. L’attribution comme le retrait de la nationalité, définie par la Cour Internationale de Justice (CIJ) comme un « lien juridique ayant à sa base un fait social de rattachement, une solidarité effective d’existence, d’intérêts, de sentiments jointe à une réciprocité de droits et de devoirs », est donc longtemps perçue comme revêtant un caractère discrétionnaire. LaConvention de la Haye de 1930 traduit bien le caractère exclusif de la compétence, puisqu’elle affirme dans son article 1er qu’ « il appartient à chaque Etat de déterminer par sa législation quels sont ses nationaux », avant de rappeler que le droit international peut en encadrer l’exercice. Ainsi la Convention ajoute que la loi étatique doit « être en accord avec les conventions internationales, la coutume internationale et les principes de droit  généralement reconnus en matière de nationalité ».

La seule limite externe à la compétence personnelle trouve alors sa source dans la relative opposabilité du lien de nationalité, précisée par la CIJ dans l’affaire Nottebohm. Fondée sur l’idée que la nationalité est un lien juridique exprimant une solidarité d’existence, d’intérêts, de sentiments entre l’Etat et son national, elle doit être réelle pour pouvoir produire ses effets à l’égard des tiers. Mais très vite, la pression du droit international des droits de l’homme change cet état de fait.


 

La nationalité, lien d’allégeance entre un individu et l’Etat, ou ensemble de droits et obligations réciproques ?

 

Si la question intéresse les droits de l’homme, c’est parce que la nationalité, en tant que statut personnel, est la condition de l’existence juridique des individus dans une société donnée, qu’elle soit celle de l’Etat de nationalité ou celle d’un Etat tiers. L’apatridie en particulier place celui qui en est victime dans un état d’incapacité juridique, rendant impossible la jouissance des droits civils et politiques, et au-delà des droits économiques et sociaux. Elle entrave aussi des activités aussi courantes que les déplacements transfrontaliers, l’obtention d’un travail ou encore l’accès aux soins médicaux. Privés de tout lien avec un ordre juridique interne, les apatrides ne jouissent pas non plus de la protection offerte par l’Etat à leurs nationaux lorsqu’ils se déplacent en territoire étranger. L’attention accordée par les Nations Unies à la nationalité s’inscrit donc dans une logique de protection des droits de l’individu alors que les mutations territoriales postérieures à la seconde guerre mondiale, notamment la décolonisation et les dislocations d’Etats qui s’ensuivirent, ont multiplié les situations d’apatridie. Ces dernières ont, de fait, entraîné une modification de la perception de la nationalité. Traditionnellement lien d’allégeance – et donc vertical – d’un individu envers son Etat, elle s’envisage désormais comme un statut juridique dont tout individu devrait, en vertu d’une doctrine universaliste des droits de l’homme, bénéficier, puisqu’il est la condition de la jouissance de tous les autres droits fondamentaux. La subjectivation de l’individu à travers l’adoption de divers textes internationaux ou régionaux de protection des droits de l’homme accélère également, en retour, le rythme des travaux consacrés à la nationalité.

Le lien de « rattachement » entre un Etat et l’individu ayant évolué de « l’allégeance »  vers un ensemble d’obligations et de droits réciproques, la deuxième moitié du XXe siècle a vu aussi progresser l’idée selon laquelle chacun a droit à une nationalité.


 

La réduction des cas d’apatridie, premier pas vers une consécration du droit à la nationalité

La Déclaration Universelle des droits de l’homme de 1948 (DUDH), est le premier texte international de protection des droits de l’homme qui consacre un droit à la nationalité. Son article 15 prévoit en effet que « tous ont droit à une nationalité », et que « personne ne doit arbitrairement se voir privé de sa nationalité ni du droit d’en changer ». Le texte, formellement adopté en la forme d’une résolution de l’assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies (AGNU) n’a cependant qu’une valeur de recommandation, bien qu’il constitue le fondement de la Charte internationale des droits de l’homme et ait par la suite inspiré neufs conventions de protection des droits fondamentaux de la personne humaine. Consciente des difficultés que connaissent les apatrides qui ne sont pas des réfugiés (protégés par la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés), l’ONU invite rapidement les Etats à adopter la Convention sur le statut des apatrides, signée le 28 septembre 1954, afin d’améliorer le sort de ceux qu’ « aucun Etat ne considère comme l’un de ses ressortissants par application de sa législation ». Dans la foulée de ce texte, l’AGNU dans une résolution invite la Commission du Droit international à se saisir de la réduction des cas d’apatridie. Les discussions mèneront à l’adoption de la Convention New York de 1961, dont l’article 1er stipule que : « les Etats ont l’obligation conventionnelle d’accorder leur nationalité aux personnes nées sur leur territoire et qui autrement seraient apatrides ». Ces Conventions, d’abord peu ratifiées, comprennent aujourd’hui respectivement 65 et 37 Etats parties.

La multiplication des mutations territoriales, véritable catalyseur des travaux relatifs à l’apatridie ou à la nationalité en matière de succession d’Etats, a conduit la CDI a élaborer, à partir de 1990, un projet d’articles finalement adopté en 1999, relatif à la « Nationalité en relation avec la succession d’États » dont l’article 1er énonce que « tout individu qui lors d’une succession d’Etats avait la nationalité de l’Etat remplacé, a le droit à au moins l’une des deux nationalités : l’ancienne, ou la nationalité de l’Etat remplaçant ». Visant à réduire les cas d’apatridie, le texte adopte une logique positive de consécration indirecte du droit à la nationalité des individus pour qui la déchéance de nationalité entraînerait une apatridie. C’est en 2008 que l’AGNU se ressaisit de la question dans une résolution du 15 janvier 2009  « d’inscrire à l’ordre du jour provisoire de [la] soixante-sixième session [de la Sixième Commission de l’AG] la question intitulée “Nationalité des personnes physiques et succession d’États”, en vue d’examiner ce thème, s’agissant notamment de la forme à donner au projet d’articles ». Cette formule dissimule mal l’objectif de l’Assemblée, qui est de promouvoir l’adoption d’une convention contraignante sur la base du projet de la CDI. Des divergences au sein de la Sixième Commission augurent de progrès très lents en la matière, ce qui atteste de la sensibilité du sujet pour les Etats membres de l’Organisation. Au plan régional, le Conseil de l’Europe a lui aussi travaillé à la question de l’apatridie, en permettant l’adoption en 2006 de la Convention sur la prévention des cas d’apatridie en relation avec la succession d’Etats, dont l’article 2 stipule que « [t]out individu qui, au moment de la succession d’Etats, possédait la nationalité de l’Etat prédécesseur et qui est ou deviendrait apatride par suite de la succession d’Etats a droit à la nationalité de l’un des Etats concernés, conformément aux articles suivants », suivant la logique des conventions onusiennes.

L’encadrement de la compétence personnelle étatique suit donc un double mouvement. Le premier mouvement, négatif, prive l’Etat ayant adhéré aux conventions susmentionnées du droit de retirer sa nationalité à un individu qui deviendrait ainsi apatride, lorsque certaines conditions sont réunies. Bien que cette dynamique négative soit lente elle est réelle et abouti à la conclusion de textes ayant valeur contraignante. Le second mouvement, bien qu’il suscite encore plus de réticences, n’en est pas moins indéniable, puisque les Etats se voient positivement tenus d’accorder leur nationalité à certains types d’individus. Telle est en effet la logique de l’affirmation progressive du droit à la nationalité : d’abord reconnu au bénéfice de certaines populations particulièrement fragiles (les femmes, les enfants), il est progressivement étendu à l’individu au sens universel, en général dans des textes dénués de valeur contraignante ou dépourvus de portée universelle.

Cette gestation longue rappelle le processus de subjectivation des individus dans le champ du droit international des droits de l’homme de la première génération : alors que les premiers textes destinés à protéger les personnes visaient des catégories d’individus (les minorités, les travailleurs), ils s’étendent peu à peu à l’individu universalisé, d’abord avec la DUDH puis avec les Pactes des Nations Unies de 1966.


 

L’affirmation positive d’un droit à la nationalité au plan régional

 

Le premier texte de protection des droits de l’homme, à vocation universelle et de force contraignante, affirmant l’existence d’un droit à la nationalité, est le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui stipule dans son article 24 que « [t]out enfant a le droit d’acquérir une nationalité ». Le texte, dont la valeur juridique est incontestable puisqu’il prend la forme d’une convention, a un champ d’application restreint puisque le cercle des bénéficiaires ne s’étend qu’aux enfants. Plus tard, c’est la Convention de New York sur les droits de l’enfant de 1989 qui affirme dans son article 7 que tout enfant a « le droit d’acquérir une nationalité », puis dans son article 81 que « Les États parties s’engagent à respecter le droit de l’enfant de préserver son identité, y compris sa nationalité ». Là encore, le texte ne s’adresse qu’aux enfants.

C’est au plan régional qu’il faut s’intéresser pour trouver mention d’un droit positif à la nationalité au bénéfice de l’individu, pris au sens large. Le Conseil de l’Europe en particulier a consacré de nombreux travaux à la question de la nationalité. Bien que la Convention européenne des droits de l’homme ne précise rien en matière de nationalité, le Rapport explicatif à la Convention européenne sur la nationalité adoptée sous les auspices du Conseil en 1997 relève la pertinence de certaines de ses dispositions :

« La Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (CEDH) s’applique à toute personne relevant de la juridiction des Etats qui y sont parties. Elle reconnaît expressément qu’il faut tenir compte à la fois des intérêts légitimes des Etats et de ceux des particuliers. (…) Bien que la CEDH et ses protocoles ne contiennent, hormis l’article 3 du Protocole N° 4(interdiction d’expulser ses ressortissants), aucune disposition qui se réfère directement à des questions de nationalité, certaines dispositions peuvent s’appliquer aussi à des questions liées à la nationalité. Parmi les plus importantes, on peut citer :

  • l’article 3 (interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants),

  • l’article 6 (droit à un procès équitable et public),

  • l’article 8 (droit au respect de la vie familiale),

  • l’article 14 (absence de discrimination),

  • l'article 4 du Protocole N° 4 (interdiction des expulsions collectives d’étrangers).

Les personnes qui ont leur vie de famille dans un certain pays, par exemple si elles y habitent depuis de nombreuses années avec leur famille, même si elles n’ont pas pu obtenir la nationalité de ce pays, peuvent avoir le droit d’y rester si elles peuvent démontrer qu’elles ont droit au respect de la vie familiale conformément à l’article 8 de la CEDH. Ce droit est particulièrement important lorsqu’à la suite d’une succession d’Etats un grand nombre de personnes n’ont pas acquis la nationalité de l’Etat dans lequel elles résident. En ce qui concerne l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants (article 3 de la CEDH), des actes qui diminuent le statut, la position ou la réputation d’un ressortissant ou d’un étranger et qui visent à discréditer ou à humilier peuvent constituer une violation de l’article 3. L’article 3 du Protocole n° 4 à la CEDH prévoit le droit pour les nationaux d’entrer sur le territoire de l’Etat dont ils sont les ressortissants et de ne pas en être expulsés. En outre, l’article 4 du même protocole interdit les expulsions collectives d’étrangers ».

La Convention sur la nationalité de 1997 précitée stipule dans son article 4 que « a) chaque individu a droit à une nationalité ; b) l’apatridie doit être évitée ; c) nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité ; d) ni le mariage, ni la dissolution du mariage entre un ressortissant d’un Etat Partie et un étranger, ni le changement de nationalité de l’un des conjoints pendant le mariage ne peuvent avoir d’effet de plein droit sur la nationalité de l’autre conjoint ». Ces travaux denses ont été suivis en 2009 une recommandation relative aux enfants, pour réduire « l’apatridie des enfants, faciliter leur accès à une nationalité et garantir leur droit à une nationalité ». La portée relative de ces consécrations, restreintes au plan régional, interdit de conclure à l’affirmation au plan universel d’un tel droit à la nationalité. Pour l’heure, le droit à la nationalité, reconnu au bénéfice de l’individu en dehors de tout statut spécifique (enfant, apatride) demeure cantonné au système européen, et plus encore au cercle des Etats parties aux dites conventions.


 

La consécration du droit à la nationalité par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU

 

Le retour aux travaux onusiens récents pourrait laisser espérer la consécration du droit à la nationalité, enfin reconnu à l’individu pris au sens universel. Mais il n’en est rien, puisque les récents travaux du Conseil des droits de l’homme, dont les résolutions n’ont qu’une valeur de recommandation, restreignent le bénéfice du droit aux femmes et aux enfants, particulièrement fragiles, et entendent limiter les hypothèses de privation arbitraire de nationalité. Mais surtout, les résolutions concernées sont dépourvues de valeur juridique. Si leur portée n’est pas nulle, elle se limite à un pouvoir d’influence sur les comportements étatiques futurs. Cependant même cette influence doit être relativisée : le Conseil ne comprend que 47 Etats membres de l’ONU, et sa représentativité peut être questionnée. Certes, la première résolution en cause énonce dans son paragraphe 1er que “the right to a nationality is a universal human right enshrined in the Universal Declaration of Human Rights, and that every man, woman and child has the right to a nationality”, tout en invitant différentes entités des Nations Unies à préparer un rapport sur les discriminations à l’égard des femmes en matière de nationalité. A l’affirmation ambitieuse relativement au droit à la nationalité comme droit fondamental, succède donc une invite timide. Le Conseil, en l’absence de pouvoirs de contrôle réels, ne peut guère aller au-delà. Quant à la résolution consacrée aux privations arbitraires de nationalité, elle reprend pour l’essentiel les mêmes propos et reporte à 2014 de futures discussions sur le sujet.

 

Cependant la répétition et la pluralité des textes juridiques, leurs portées diverses – régionale ou universelle –  concourent bien à la formation du droit à la nationalité en tant que droit fondamental de la personne humaine. Ce droit naît d’un paradoxe, d’origine factuelle et juridique : si les mutations territoriales, qui sont autant de troubles dans la pérennité des ordres étatiques, sont à l’origine d’une multiplication des cas d’apatridie, la réponse internationale concourt elle-même à affaiblir l’Etat souverain dans ses prérogatives. Les limitations de la compétence personnelle qui en résultent attestent du fait que l’Etat n’est plus la pierre angulaire de la société internationale, où l’individu acquiert une place toujours plus importante. Ce rééquilibrage, nécessaire à bien des égards, illustre la vitalité d’un droit international des droits de l’homme en mutation.

 

Observations (Philippe Weckel)

Il ne faut pas sous-estimer

  • le rôle du Conseil des droits de l'homme

Il y a beaucoup de textes juridiques et ce n'est pas parce que des instruments juridiques sont offerts à la ratification des Etats que l'on constate un progrès du droit. Il est utile de disposer d'une instance mondiale au sein de laquelle le consensus sur les droits de l'homme peut se forger progressivement en respectant les différences de trajectoire en matière de développement des droits de l'homme et les divergences culturelles. En l'occurrence l'objectif n'est pas d'établir des normes nouvelles, mais d'enrichir l'interprétation du droit existant en tenant compte des exigences sociales de notre temps.

  • l'évolution du droit à la nationalité

Il est évident que l'affirmation du droit à la nationalité doit être conciliée avec le pouvoir discrétionnaire de l'Etat d'octroyer, voire de retirer la nationalité. Progressivement ces marges de pouvoir discrétionnaire se précisent, laissant apparaître des fragments de droits subjectifs. Ainsi les particularités des droits de l'enfant font émerger un véritable droit à la nationalité pour cette catégorie de personnes. Le droit individuel à la non-discrimination, notamment celle du genre, constitue aussi une approche pertinente. Elle n'est pas nouvelle. Ainsi le droit à la nationalité a toujours été l'élément essentiel de la protection des minorités nationales : les populations de langue allemande du Haut Adige sont avant tout et pleinement des Italiens.

 

 

 

Bulletin numéro 313