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Soumis par Quelhas Daniela le 15 July 2012

1. Un cadre législatif pour les questions bioéthiques

En 1994, prenant acte des importants progrès de la médecine et des questions éthiques qu’ils soulèvent, le législateur français adoptait la première loi visant à réglementer les rapports qu’entretiennent la recherche médicale et le vivant humain. Cette loi dite de « bioéthique », depuis révisée périodiquement, a connu sa dernière modification l’année passée. Chaque révision, précédée d’importants débats menés au sein du Comité Consultatif National d’éthique (CCNE) ne manque pas de soulever des controverses passionnées, relatives à la recherche sur l’embryon humain, la procréation médicalement assistée, la prise en charge des malades en fin de vie, ou encore le don d’organes et de tissus, régénérables ou non. Parce qu’elles opposent souvent le consentement supposé libre et éclairé d’individus désireux de mettre un terme à leur vie ou de porter un enfant pour autrui, à la dignité humaine, ces questions entrent dans le champ des droits fondamentaux et touchent aux libertés publiques. Elles débordent aussi de plus en plus le cadre étatique, alimentées par le forum shopping procréatif, le spectre du « tourisme létal », ou encore les fortes pressions transnationales en matière de demandes d’organes.

2. Une forte pression sociale

L’Affaire Menesson, du nom de deux époux ayant conclu aux Etats-Unis une convention de mère porteuse dont sont nées des jumelles, illustre ces problématiques contemporaines. Déboutés en avril 2011 de la demande d’établissement de la filiation qu’ils revendiquaient à l’égard des fillettes sur le fondement de l’indisponibilité de l’état des personnes (indisponibilité d’ordre public consacrée par l’article 16 et s. du code civil) ils militent depuis des années pour que soient transcrit en droit français des actes d’état civil valablement constitués sous l’empire de la loi californienne. Ils invoquent, à l’appui de leurs prétentions, divers textes internationaux de protection des droits de l’homme, parmi lesquels la Convention de New York en ce qu’elle consacre l’intérêt supérieur de l’enfant, ou encore la Convention européenne des droits de l’homme et son article 8 protégeant le droit à la vie privée et à la vie familiale. Bien que tranchée par la Cour de Cassation dans le sens d’une supériorité de la dignité humaine sur la liberté individuelle, la question n’a pas disparu des prétoires. Ainsi le 21 février dernier la Cour d’Appel de Rennes validait la transcription de l’acte d’état civil de deux fillettes nées en Inde d’une gestation pour autrui, en relevant qu’elle n’était « pas saisie de la validité d’un contrat de gestation pour autrui, mais de la transcription d’un acte de l'état civil dont ne sont contestées ni la régularité formelle, ni la conformité à la réalité de ses énonciations ». Ainsi, « dès lors que cet acte satisfait aux exigences de l’article 47 du code civil, sans qu’il y ait lieu d’opposer ou de hiérarchiser des notions d'ordre public tel l'intérêt supérieur de l'enfant ou l'indisponibilité du corps humain », l’acte d’état civil doit pouvoir faire l’objet d’une transcription sans autre débat.

Cette jurisprudence surprend à plus d’un titre. D’abord, elle déplace la focale des questions d’ordre public que soulève la gestation pour autrui vers celle de la simple transcription des actes d’état civil des français faits en pays étranger. Pour ne pas avoir à opérer un choix entre deux systèmes de valeurs dont l’un est fondé sur la dignité humains, d’inspiration religieuse et kantienne, et l’autre sur la liberté individuelle – laissant libre cours à la marchandisation du corps – la Cour d’Appel axe volontairement sa réflexion autour de questions d’apparence purement technique. Cette attitude prétendument neutre reflète, en réalité, la volonté de prendre davantage en compte la situation juridique des enfants nés de ces conventions de mère porteuse, dont la filiation vis-à-vis de leurs parents de fait ainsi que la nationalité française ne peuvent être établis. Ce faisant, la Cour d’Appel consacre en vérité la relativité des valeurs s’incarnant dans différents systèmes de droit, faisant fi de la protection de l’ordre public international français au prix d’un oubli de compétence territoriale étatique. La disparition des critères géographiques arbitrant normalement les conflits de lois ne manque pas d’inquiéter l’internationaliste, de droit public comme de droit privé, à l’heure où le juge national fait étrangement primer contractualité et lois étrangères sur la loi nationale, dans un inquiétant penchant pour la rationalité de l’homo oeconomicus enfin délivré des frontières étatiques.

3. La liberté individuelle, au cœur des revendications

Cette démarche, qui vise à faire primer la liberté de décision de l’individu sur toute morale et normativité collective, n’est pas étrangère aux militants de l’euthanasie active, ou suicide assisté. Le débat, alimenté par une activité législative intense dans la voisine Confédération Helvétique, repose peu ou prou sur des arguments similaires, à savoir la liberté individuelle et l’autonomie. Il en va de même pour le « don » d’organes, que des associations souhaitent voir s’élargir en dehors du cercle familial, alors que la possibilité même d’un commerce est évoquée par d’autres. Toujours, ce que la technique permet, le droit devrait l’autoriser, chaque fois que l’accord des individus en cause a été donné librement et de façon éclairée. La liberté, conçue comme un espace d’indétermination rendu enfin disponible, justifierai la « dé-moralisation » de prétentions individuelles dont le contenu ne serait remis en cause que s’il avait pour conséquence de nuire à autrui. Dans ce contexte, aux progrès de la technique médicale on ne saurait opposer dignité humaine, conception paternaliste d’un bien commun universel attentatoire à une liberté privatisée.

Conscients que l’internationalisation des questions bioéthiques appelle un encadrement juridique, c’est sur une proposition du Secrétaire Général du Conseil de l'Europe que les Ministres européens de la Justice recommandent en 1990 la conduite de travaux sur une convention-cadre « énonçant des normes générales communes pour la protection de la personne humaine dans le contexte du développement des sciences biomédicales ». Cette date n’est qu’une étape dans un processus entamé depuis longtemps, le Conseil ayant développé une réelle expertise dans les questions de bioéthique dès les années 1970.

4. La signature de la Convention d’Oviedo

Le 4 avril 1997, les Etats membres du Conseil de l’Europe signaient à Oviedo la Convention pour la protection des Droits de l’Homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine, plus simplement appelée Convention sur les Droits de l’Homme et la biomédecine. Ce texte, le premier à établir des règles contraignantes dans le domaine médical au plan international, vise à développer les droits fondamentaux propres au domaine de la médecine humaine. Fruit d’un long travail de consultation au sein du Conseil de l’Europe et au-delà, la Convention, ouverte aux Etats non-Membres de l’organisation européenne, prend acte des progrès de la médecine et de la biologie pour mieux les utiliser au seul bénéfice des générations présentes et futures. Le Rapport explicatif à la Convention n’est pas étranger à la logique exposée ci-avant, mais l’enrichi d’une approche dépassant le cadre individuel pour parer les risques du relativisme juridique. Il rappelle ainsi que la Convention s’articule autour de trois éléments :

  • « l’individu » d’abord, dont elle souligne la place « privilégiée » afin de le protéger contre « les atteintes corporelles illicites », la « non-commercialisation de tout ou partie du corps humain », ou encore de limiter « l’usage des tests génétiques ». Le texte, qui évoque la « personne », ne dit rien du commencement ni de la fin de la vie, laissant le soin à chaque Etat partie de déterminer les individus dotés de personnalité juridique. Cette définition, volontairement vague, fut très critiquée ;
  • la société ensuite, l'individu devant être pris en tant que « partie d'un corps social partageant un certain nombre de principes éthiques et régi par des normes juridiques », ce qui rappelle le caractère profondément politique – et donc public – des questions que les progrès de la technique ne manquent pas de soulever. La Rapport affirme néanmoins qu’il existe une hiérarchie entre les intérêts respectifs de l’individu et de la société, la prééminence étant donnée à l'intérêt individuel, ce que confirme l’article 2 de la Convention : « [l]’intérêt et le bien de l’être humain doivent prévaloir sur le seul intérêt de la société ou de la science » ;
  • enfin, la Convention s’inquiète de l’espèce, au sens où une part du progrès technique procède de la génétique et permet d’exercer sur le génome humain « action et influence », afin d’aider au diagnostic et prévenir un nombre croissant de maladies. Mais ces découvertes présentes et à venir sont susceptibles de mettre l’espèce en danger, ce que la Convention espère empêcher dans son préambule en se référant aux générations futures et à l’humanité toute entière, et tout au long du texte par la garantie devant être apportée par la loi à l'identité de l'être humain ».

5. La place primordiale de l’individu

La Convention, découpée en 8 chapitres, est donc remarquable par la place qu’elle accorde à l’individu dans son rapport avec la société ou le corps médical. Ainsi les articles 5 à 9 marquent « le passage de la médecine paternaliste au droit à l’autodétermination du patient ». Ainsi, aucune intervention à caractère médical ne peut être effectuée sans le consentement de la personne concernée (ou son représentant légal, une autorité ou une personne désignée par la loi). Le droit à l’information, condition d’une prise de décision véritablement autonome, est donc affirmé par la Convention, toujours dans le souci du respect de la liberté individuelle. Ce désir d’équilibrer « le colloque singulier » qu’est la relation médecin-malade, parfaitement légitime, repose donc sur l’idée d’une égalité des armes dans la relation qui unit le patient à son thérapeute. En ce sens, bien que protectrice de l’autonomie, cette conception individualiste des droits de la personne fait peser un risque sur les personnes qui, du fait de facteurs socio-économiques, ne peuvent saisir la complexité des informations qui leur sont soumises. Le souci légitime d’encadrer une relation jugée – à juste titre – trop verticale ne doit pas sacrifier les droits des plus fragiles, porteurs d’une responsabilité nouvelle dans la décision qu’ils ne peuvent que très mal assumer. Quoiqu’il en soit la Convention retient, toujours dans le sens d’une individualisation des droits de la personne dans le domaine médical, une conception large de la notion d’intervention. En effet, celle-ci comprend n’importe quelle mesure diagnostique, thérapeutique, de prévention ou de réhabilitation ainsi que les recherches scientifiques. Quant au reste de la Convention, il protège le génome humain, limite la recherche scientifique au respect des droits fondamentaux et interdit le profit réalisé à partir de tout ou partie du corps humain.

6. Absence de sanction centralisée – Devenir du texte

La Convention ne contient pas de mécanisme de contrôle du respect de ses stipulations. Contrairement à la Convention européenne des droits de l’homme, aucun organe n’est investi d’un quelconque pouvoir de sanction. C’est donc aux Etats parties qu’il revient de prévoir des sanctions appropriées en cas de manquement, conformément à l’article 25. Cependant, bien que le texte n’instaure pas de droit de recours devant la Cour européenne des droits de l’homme – celle-ci est jugée surchargée au moment où la Convention est négociée – le Gouvernement d’une Partie contractante et le Comité Directeur pour la Bioéthique (CBDI) créé par l’article 32 peuvent lui demander un avis consultatif sur des questions juridiques concernant l'interprétation de la Convention, conformément à l’article 29 ; mais à ce jour ce mécanisme n’a jamais été utilisé. Le CBDI en revanche a déjà rendu plusieurs recommandations en matière de biomédecine qui ont été adoptées par le Comité des Ministres, et participé à la rédaction de protocoles additionnels à la Convention, qui sont aujourd’hui au nombre de quatre : le Protocole portant interdiction du clonage d’êtres humains de 1998, le Protocole relatif à la transplantation d’organes et de tissus d’origine humaine de 2002, et le Protocole relatif à la recherche biomédicale de 2005, et le Protocole relatif aux tests génétiques à des fins médicales de 2008 (seul le premier d’entre eux est actuellement en vigueur).

La convention, conçue comme une convention cadre, « repose (…) sur l’idée que l’harmonisation européenne ne peut être satisfaisante que si elle laisse un certain rôle aux autorités nationales », ce qui explique que toutes ses dispositions ne soient pas pensées comme directement applicables, les Etats décidant des moyens de réaliser les objectifs fixés par le texte.

7. La consolidation d’un droit de la bioéthique européen

Bien que la Convention sur la bioéthique ait fait l’objet, en France, d’une ratification récente (conformément au décret (n°2012-855), ce qui pourrait sembler tardif, ou marquer le désintérêt français pour la question, il n’en est rien. En effet, c’est en application de l'article 1er de la loi du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique – qui  adapte les textes aux évolutions de la science et de la recherche  que la Convention a été ratifiée. Cette démarche interne s’inscrit dans un mouvement plus vaste d’harmonisation progressive du droit de la bioéthique en Europe, sous la double pression du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne (UE), organisations tenues par des objectifs différents dont la concrétisation pourrait conduire à emprunter des chemins opposés.

En effet, les activités de l’UE, organisation essentiellement économique dont la vocation première est la construction d’un marché intérieur unique, pourraient aller à l’encontre des idéaux d’une entité dont la compétence est essentiellement tournée vers la protection des droits fondamentaux de la personne humaine. Pourtant en matière de bioéthique, les domaines de l’économie et des droits fondamentaux semblent davantage se rencontrer qu’ils ne pourraient s’opposer, comme l’attestent la rédaction équilibrée de la Convention de 1997 ainsi que la participation de la défunte Communauté européenne aux négociations puis à la signature du texte, ce qui fait dire à certains que ce domaine est un champ privilégié de la « régionalisation du droit ».

La rédaction de la Convention, jugée parfois lapidaire, est volontaire. Elle est la marque d’un droit européen de la bioéthique en construction, ce qu’illustrent les 4 protocoles additionnels. L’ensemble oscille entre un volontarisme extrême et le souci de laisser aux Etats le choix du calendrier pour adopter des dispositions législatives dans les domaines visés par la Convention, ou pour adapter l’arsenal existant à l’esprit du texte. Dans le prolongement des travaux menés au sein du Conseil de l’Europe, le Parlement européen a adopté deux séries de résolutions à caractère programmatoire, en 1989 et 1998. La première est consacrée aux manipulations génétiques et aux fécondations in vitro, la seconde au clonage humain, totalement interdit dans sa dimension reproductrice. De manière significative, les deux textes opèrent des renvois aux recommandations et travaux des organes du Conseil de l’Europe impliqués dans les questions bioéthiques, dans une dynamique de fertilisation croisée. D’autres textes, dont certains sont contraignants, ont depuis été adoptés. Tous expriment des préoccupations éthiques fortes et semblent tenir compte des principes forgés au sein du Conseil de l’Europe.

8. Un long chemin vers l’harmonisation

Malgré les progrès réalisés, le droit européen de la bioéthique n’est pas harmonisé. De nombreuses disparités subsistent entre différents systèmes législatifs, expressions d’autant de valeurs différentes. La question des usages de l’embryon par exemple ne reçoit pas le même accueil dans tous les Etats membres de l’Union européenne (et donc du Conseil de l’Europe). En effet, si une proposition de loi vient d’être déposée au Sénat par un sénateur socialiste en faveur de la recherche sur l’embryon, l’Italie, où les valeurs morales et religieuses continuent d’alimenter le débat public, n’est pas aussi libérale. Cependant, l’accélération de la production normative au niveau européen et la ratification par la France de la Convention d’Oviedo, suite à la loi de 2011, sont bien le signe que les questions bioéthiques n’ont pas quitté les assemblées parlementaires, au niveau interne comme régional. 

 

 

 

 

UNESCO : discussion du projet de déclaration universelle sur la bioéthique (Antonella SAMPO, 16 octobre 2005).

Bulletin numéro 313