Saisie par les familles des victimes de l’attentat de Karachi le 4 mai 2012, la Cour européenne des droits de l’homme pourrait-être amenée à se prononcer, si la requête passe le stade fatidique de la recevabilité, sur la conformité à la Convention européenne des droits de l’homme de l’arsenal législatif français relatif à la protection du secret de la défense nationale .
Régime de la protection secret de la défense nationale
Les articles 413-9 à 413-12 du code pénal, les articles L. 2311-1 à L. 2311-8 du code de la défense et l’article 56-4 du code de procédure pénale organisent la protection du secret de la défense nationale. Deux principaux régimes doivent être distingués. Le premier concerne les informations classifiées au titre du secret de la défense nationale. La déclassification des informations ne peut être autorisée, sur demande d’une juridiction, que par l’autorité administrative en charge de la classification et après avis simple d’une autorité administrative indépendante : la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN). Les perquisitions dans des lieux abritant des informations classifiées ne peuvent être réalisées qu’en présence du président de la Commission et les magistrats ne sont pas autorisés à prendre connaissance des informations classifiées. Le second a trait aux lieux classifiés au titre du secret de la défense nationale. Des perquisitions ne peuvent y être effectuées que si l’autorité administrative autorise la déclassification temporaire, après avis simple de la CCSDN.
La décision du Conseil Constitutionnel du 10 novembre 2011
La saisine du juge de Strasbourg fait suite à une décision rendue par Conseil constitutionnel le 10 novembre 2011 (décision du conseil constitutionnel 2011-192 QPC du 10 novembre 2011) en réponse à une question prioritaire de constitutionnalité soulevée dans le cadre de l’instruction menée sur l’attentat de Karachi. Etait ici contestée la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions législatives encadrant la protection du secret de la défense nationale. Les auteurs de la QPC faisaient valoir que les modalités de protection du secret de la défense nationale heurtaient les principes constitutionnels de la séparation des pouvoirs, et plus particulièrement du droit à un procès équitable et à un recours effectif tels qu’impliqués par l’article 16 de la DDHC, ainsi que l’objectif constitutionnel de recherche des auteurs d’infractions. Le juge constitutionnel devait donc vérifier que le législateur avait opéré une conciliation qui ne soit pas déséquilibrée entre ces exigences et celles inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation (considérant 22 de la décision du conseil constitutionnel).
Le Conseil constitutionnel invalide, avec effet différé, les dispositions relatives aux lieux classifiés au titre du secret de la défense nationale. Son raisonnement se situe au considérant 37 de sa décision que nous reproduisons partiellement : « Considérant que la classification d’un lieu a pour effet de soustraire une zone géographique définie aux pouvoirs d’investigation de l’autorité judiciaire ; qu’elle subordonne l’exercice de ces pouvoirs d’investigation à une décision administrative ; qu’elle conduit à ce que tous les éléments de preuve, quels qu’ils soient, présents dans ces lieux lui soient inaccessibles tant que cette autorisation n’a pas été délivrée ; que par suite, en autorisant la classification au titre du secret de la défense nationale et en subordonnant l’accès du magistrat aux fins de perquisition de ces mêmes lieux à une déclassification temporaire, le législateur a opéré, entre les exigences constitutionnelles précitées, une conciliation qui est déséquilibrée…», qu’ainsi, les dispositions visées sont contraires à la Constitution.
Cependant, il estime que la conciliation opérée n’est pas déséquilibrée quant aux règles relatives aux informations classifiées au titre de la défense nationale, tant en ce qui concerne la procédure de déclassification et de communication des informations classifiées qu’en ce qui a trait à l’accès aux informations classifiées à l’occasion de perquisitions. C’est sur ce point que porte la requête déposée devant la Cour européenne par les familles des victimes de l’attentat de Karachi.
Objet de la requête déposée à la Cour européenne des droits de l’homme
Les requérants contestent devant la Cour EDH que la déclassification d’un document appartienne au seul pouvoir exécutif, sans aucun contrôle de l’autorité judiciaire. Selon la requête, « un niveau de protection adéquat ne peut être garanti que si une autorité judiciaire indépendante et impartiale est mise à même de s'assurer de la légitimité du refus opposé à la divulgation d'informations placées sous le sceau du secret-défense, notamment au regard du bien-fondé de l'accusation ». Or, « la décision de déclassification est abandonnée au pouvoir exécutif en charge de la classification après avis d'une commission n'offrant pas de garanties suffisantes pour préserver les droits de l'accusé et, par voie de conséquence, ceux des victimes ». La Commission consultative du secret de la défense nationale « n'est pas une autorité judiciaire mais une autorité administrative ayant une fonction consultative » et « n'a pas connaissance de l'intégralité des éléments de la procédure » (ces passages de la requêtes sont reproduits dans Le Point, 8 mai 2012).
Si la notion de séparation des pouvoirs, notion au cœur des griefs soulevés par la requête, n’est pas contenue expressément dans le texte de la Convention européenne, la Cour en tire néanmoins les conséquences. A titre d’exemple, elle accepte notamment que l’immunité parlementaire réponde au but légitime de la séparation des pouvoirs et soit ainsi, sous réserve de proportionnalité, conforme à l’article 6 de la Convention (droit à un procès équitable) (voir Cour EDH, Kart c. Turquie, 3 décembre 2009, n° 8917/05).
C’est probablement sous l’angle du droit à un tribunal de pleine juridiction (article 6 CEDH- droit à un procès équitable) et du droit à un recours effectif (article 13 CEDH) que la Cour devrait analyser la législation française qui laisse au seul pouvoir exécutif la faculté d’autoriser la déclassification d’informations classifiées au titre du secret de la défense nationale.
La CCSDN a rendu public le jour-même de la saisine de la Cour européenne un avis favorable à la déclassification de 65 documents.