La Chambre d’appel du Tribunal Pénal International pour le Rwanda a rendu son arrêt le 8 mai 2012 dans l’affaire Aloys Ntabakuze et a renversé certaines de ses condamnations, réduisant sa peine d’emprisonnement à vie à une peine de 35 ans.
Au moment des faits incriminés, Aloys Ntabakuze était major dans l’armée rwandaise et commandant d’un bataillon para-commando stationné au camp Kanombe à Kigali.
Le 18 décembre 2008, la Chambre de première instance l’avait reconnu coupable pour les crimes de génocide, crimes contre l’humanité et violations graves de l’article 3 commun aux Conventions de Genève et du Protocole additionnel II au titre de sa responsabilité pénale en tant que supérieur hiérarchique.
Il avait en effet été reconnu responsable pour les meurtres de Tutsis civils perpétrés par ses subordonnés à Kabeza (Kigali) les 7 et 8 avril 1994, sur la colline de Nyanza le 11 avril 1994 et à l’institut africain et mauricien des statistiques et d’économie (IAMSEA) à Remera (Kigali) vers le 15 avril 1994. Il avait également été tenu responsable pour le fait de ses subordonnés lesquels avaient empêché les Tutsis se trouvant à la colline de Nyanza de trouver refuge.
Aloys Ntabakuze a présenté 37 moyens d’appel dont certains ont prospéré. Il convient de souligner à cet égard les principales conclusions de cet arrêt.
- Les vices de l’acte d’accusation non réparés
La Chambre de première instance avait jugé que le fait que les réfugiés aient été empêchés de chercher un sanctuaire avant d’être tués sur la colline de Nyanza constituait un crime contre l’humanité engageant la responsabilité pénale de Ntabakuze comme supérieur hiérarchique (Jugement, para. 2223). Ayant considéré que l’accusé n’avait pas été suffisamment clairement informé des charges de « autres actes inhumains constitutifs de crime contre l’humanité » pesant sur lui et que ce vice n’avait pas été réparé (Arrêt, paras 79-83), la Chambre d’appel a infirmé la condamnation de Ntabakuze pour « autres actes inhumains constitutifs de crime contre l’humanité ».
La Chambre d’appel a également considéré que Ntabakuze n’avait pas été suffisamment informé du fait que sa responsabilité pénale de supérieur hiérarchique était engagée pour les crimes commis par les Interahamwe à Kabeza, sur la colline de Nyanza et à l’ IAMSEA (Arrêt, paras 128,136-137). La Chambre d’appel a en effet affirmé que l’acte d’accusation n’informait pas suffisamment Ntabakuze du fait que les Interahamwe impliqués dans les crimes étaient supposément ses subordonnés (Arrêt, para. 113).
- Le défaut de caractérisation du contrôle effectif de Ntabakuze sur des éléments du bataillon para-commando à Kabeza les 7 et 8 avril 1994
La Chambre de première instance avait jugé que Ntabakuze détenait un contrôle effectif sur les soldats du bataillon para-commando impliqués dans les crimes commis à Kabeza (Jugement, para. 2062). La Chambre d’appel n’a pas invalidé l’approche de la Chambre de première instance dans le choix des critères applicables pour déterminer l’existence d’un contrôle effectif (Arrêt, para. 169). Elle a en revanche considéré qu’aucun juge des faits raisonnable n’aurait pu exclure que les soldats du bataillon para-commando impliqués dans les crimes commis à Kabeza relevaient du commandement de la Garde présidentielle. Les juges de première instance avaient pourtant admis dans leurs conclusions factuelles qu’un des bataillons de la compagnie n’était pas sous le commandement de Ntabakuze au moment des faits incriminés mais sous le commandement de la Garde présidentielle (Arrêt, para. 170 citant Jugement, paras 746-747). La Chambre d’appel souligne donc un défaut de motivation du jugement sur ce point (Arrêt, para. 171) et infirme la condamnation de Ntabakuze au titre de sa responsabilité pénale de supérieur hiérarchique pour les crimes commis par les éléments du bataillon para-commando à Kabeza les 7 et 8 avril 1994.
Considérant que la Chambre d’appel s’est livrée à une évaluation de novo des éléments de preuve en contravention avec le standard de l’appel, deux juges ont émis une opinion dissidente conjointe. Ils ont estimé en outre que la conclusion à laquelle était arrivée la Chambre de première instance en se basant sur un témoignage n’était pas déraisonnable (Arrêt, pp. 110-111).
- La question de savoir si la connaissance, par le supérieur, du dol spécial des subordonnés est requise pour engager sa responsabilité pénale
Même si cette question n’a pas occasionné d’infirmation ni d’opinion dissidente, deux juges ont fait savoir par le biais d’une déclaration conjointe qu’ils n’adhéraient pas à l’analyse de la Chambre d’appel. Ces derniers ont en effet considéré que, pour engager la responsabilité pénale d’un supérieur hiérarchique, il n’était pas nécessaire que le supérieur connaisse le dol spécial, en l’espèce pour le crime de génocide, de ses subordonnés. Selon eux, la Chambre d’appel n’avait donc pas à analyser ce point. Ils ajoutent : « In our view, it is sufficient for a superior to know or have reason to know that his subordinates are about to commit a crime but it is not necessary that he be aware of their specific mens rea » (Arrêt, p. 109).
Cette question est intéressante d’un point de vue doctrinal car elle met en lumière l’ambivalence qui existe entre la responsabilité du supérieur hiérarchique qui est un mode de responsabilité fondé sur la négligence et un crime, le génocide, lequel requiert une intention spéciale, à savoir la volonté de détruire un groupe protégé.
Il est clairement établi tant dans la jurisprudence du TPIR que du TPIY que le supérieur hiérarchique n’a pas à partager l’intention de son subordonné[1]. Mais qu’en est-il de la connaissance ? L’article 6.3 du Statut du TPIR dispose que « le fait que l’un quelconque des actes visés aux articles 2 à 4 du présent Statut a été commis par un subordonné ne dégage pas son supérieur de sa responsabilité pénale s’il savait ou avait des raisons de savoir que le subordonné s’apprêtait à commettre cet acte ou l’avait fait (…) ». Le fait que le supérieur ait des raisons de savoir que le subordonné s’apprête à commettre un acte suffirait donc à engager sa responsabilité pénale pour cet acte. Or, l’acte vise-t-il uniquement l’élément matériel du crime ou tous les éléments du crime, à savoir l’élément légal, matériel mais aussi moral? Il est intéressant de noter à cet égard que l’article 6.1 du Statut évoque « un crime visé aux articles 2 à 4 du présent Statut » tandis que l’article 6.3 évoque « des actes visés aux articles 2 à 4 du présent Statut ». S’il existe une raison particulière dans l’esprit des rédacteurs quant à cette différence de mots, il est donc possible que ce qui est exigé du supérieur est la connaissance ou les raisons de savoir l’élément matériel du crime mais non nécessairement son élément moral, et partant l’intention spécifique pour les cas de génocide ou de persécution.
Cependant, l’article 2 du Statut qui liste les possibles actus reus (« l’un quelconque des actes ci-après ») du génocide évoque la notion de groupe : « meurtre de membres du groupe, atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe, soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle, mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe, transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe ».
Ainsi, en vertu d’une analyse basée sur les textes, il semble qu’il doit être exigé à tout le moins que le supérieur sache ou ait des raisons de savoir que les actes en question sont dirigés vers les membres du groupe même s’il ne semble pas nécessaire d’exiger que le supérieur savait ou avait des raisons de savoir que les subordonnés ont commis ces actes avec l’intention de détruire ce groupe comme tel.
- Condamnations cumulatives
La Chambre de première instance a condamné Ntabakuze d’assassinat constitutif de crime contre l’humanité et d’extermination constitutive de crime contre l’humanité pour les meurtres commis à Kabeza, sur la colline de Nyanza et à l’IAMSEA (Jugement, paras 2188, 2196, 2258).
La Chambre d’appel a alors rappelé la jurisprudence applicable selon laquelle le cumul n’est possible, à raison d’un même fait et sur la base de différentes dispositions du Statut, seulement si chacune des dispositions comporte un élément distinct, étant entendu qu’un élément est distinct s’il exige la preuve d’un fait que n’exigent pas les autres (Arrêt, para. 260).
S’agissant des crimes d’extermination et d’assassinat constitutifs de crime contre l’humanité, le cumul n’est pas possible car si l’extermination contient un élément distinct par rapport à l’assassinat, les meurtres en question devant être commis à grande échelle, tel n’est pas le cas de l’assassinat qui ne contient aucun élément distinct par rapport à l’extermination (Arrêt, para. 260).
En conséquence la Chambre d’appel a annulé la condamnation de Ntabakuze pour assassinat comme crime contre l’humanité (Arrêt, para. 262).
Prenant en compte l’impact de ces différentes infirmations sur la peine, la Chambre d’appel a réduit la peine de Ntabakuze à une peine de 35 ans en lieu et place de l’emprisonnement à vie (Arrêt, para. 316).
[1] Le Procureur c. Bagosora, ICTR-98-41-A, Arrêt du 14 Décembre 2011, para. 384; Nahimana Arrêt du 28 novembre 2007, para. 865; Le Procureur c. Brdanin, IT-99-36-T, Jugement du 1er Septembre 2004, para. 720.
- TPIR, L’affaire des militaires : Bientôt les réquisitions et plaidoiries, et peut-être le jugement, après cinq années de procédure ? Roland Adjovi
- TPIR, Les stratégies de défense conflictuelles dans les procès à accusés multiples, Elsa Levasseur
- TPIR Théoneste Bagosora, La chambre refuse d’enjoindre la comparution de Kofi Annan, Roland Adjovi