Deux développements récents soulèvent la question de savoir si l’UE peut revendiquer la territorialisation de ses eaux. D’une part, l’UE revendique (et obtient de la Cour de l’UE) que le plateau continental de ses Etats-Membres soit qualifié de « territoire de l’UE ». DF’autre part, la Commission européenne a proposé en octobre 2011 un Règlement qui s’applique aux activités « offshore ». Il convient d’exposer ces développements et de commenter cette territorialisation.
L’arrêt de la Cour de l’UE du 17 janvier 2012 : juridiction de l’UE sur le plateau continental.
Dans son arrêt du 17 janvier 2012 (affaire C‑347/10, A. Salemink contre Raad van bestuur van het Uitvoeringsinstituut werknemersverzekeringen), la Cour de l’UE (Grande Chambre) devait répondre à une question préjudicielle.
La question posée par la juridiction néerlandaise est de savoir si “les dispositions du règlement n° 1408/71 et l’article 39 CE doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce qu’un travailleur, qui exerce ses activités professionnelles sur une installation fixe située sur le plateau continental adjacent à un État membre, ne soit pas assuré à titre obligatoire dans cet État membre en vertu de la législation nationale d’assurances sociales au seul motif qu’il réside non pas dans celui‑ci mais dans un autre État membre” (para. 28). Le gouvernement néerlandais soutenait que la législation de l’UE ne devrait pas trouver à s’appliquer car “l’activité professionnelle en question est exercée sur une plateforme gazière située sur le plateau continental adjacent aux Pays-Bas, en dehors des eaux territoriales néerlandaises. Le gouvernement néerlandais et l’UWV ont soutenu à cet égard que la portée territoriale du règlement n° 1408/71 est limitée au seul territoire national. La juridiction de renvoi émet également des doutes quant à l’applicabilité du droit” (para. 30). Il revenait donc à la Cour de se prononcer sur l’applicabilité du droit de l’UE aux activités menées sur le plateau continental d’un Etat membre. C’est cette question qui nous intéresse.
De la souveraineté découle le territoire et l’application du droit de l’Union.
Pour commencer et afin de déterminer les règles et principes du droit international relatifs au régime du plateau continental, la Cour se réfère au droit international de la mer, et plus précisément aux articles 60, 77 et 80 de la Convention de Montégo Bay du 10 décembre 1982 ratifiée par les Pays-Bas le 28 juin 1996 et approuvée par l’UE le 23 mars 1998. La Cour fait aussi référence à l’arrêt de la Cour Internationale de Justice du 20 février 1969 (affaires «du plateau continental de la mer du Nord»).
Dans un premier temps, la Cour de l’UE se réfère au droit international afin de rappeler que l’Etat côtier exerce sa souveraineté sur le plateau continental.
La Cour de l’UE relève que dans son arrêt, la Cour Internationale de Justice “a été amenée à se prononcer sur les droits de l’État riverain sur le plateau continental qui constitue un prolongement naturel de son territoire sous la mer. Elle a jugé que lesdits droits existent ipso facto et ab initio en vertu de la souveraineté de l’État sur ce territoire et par une extension de cette souveraineté sous la forme de l’exercice de droits souverains aux fins de l’exploration du lit de la mer et de l’exploitation de ses ressources naturelles” (para. 32). La cour se réfère ensuite à l’article 77 de la Convention de Montégo Bay: “Il ressort de l’article 77 de la convention sur le droit de la mer que l’État côtier exerce des droits souverains sur le plateau continental aux fins de son exploration et de l’exploitation de ses ressources naturelles. (…)” (para. 33).
A ce stade, la Cour de l’UE relève donc que l’Etat côtier exerce sa souveraineté sur le plateau continental. La Cour continue en précisant le régime juridique des îles articifielles, installations et ouvrages sirués sur le plateau continental, que selon les articles 60 et 77 lus en combinaison, “l’État côtier a le droit exclusif de procéder à leur construction ainsi que d’autoriser et de réglementer leur construction, leur exploitation et leur utilisation. L’État côtier a juridiction exclusive sur ces îles artificielles, ces installations et ces ouvrages” (para. 34).
Dans un second temps, la Cour de l’UE se fonde sur cette souveraineté afin de faire le lien avec le territoire de l’Etat côtier membre de l’UE et, partant, l’application du droit de l’UE. A cet égard, la Cour se borne a relever que “Dès lors que le plateau continental adjacent à un État membre relève de sa souveraineté, bien que fonctionnelle et limitée (…), un travail accompli sur des installations fixes ou flottantes situées sur ledit plateau continental, dans le cadre d’activités d’exploration et/ou d’exploitation des ressources naturelles, doit être considéré, pour l’application du droit de l’Union, comme accompli sur le territoire dudit État (…)” (para. 35). La Cour fait donc le lien entre souveraineté (fonctionnelle et limitée) et territoire.
Le plateau continental est assimilé au territoire de l’Etat membre. Partant, le droit de l’Union a vocation à s’appliquer. Autrement dit, la reconnaissance du plateau continental comme faisant partie du territoire de l’Etat côtier revient, par ricochet, à reconnaître un territoire de l’UE qui s’étend au plateau continental. Ainsi, la souveraineté fonde la force attractive de la notion de territoire (à moins que ce ne soit la force attractive de Bruxelles).
La notion de territoire de l’UE
L’arrêt de la Cour est peu précis en ce qui concerne le passage de la notion de souveraineté à la notion de territoire. L’Opinion de l’Avocat Général est beaucoup plus instructive et apporte de précieux développements sur la notion de « territoire » de l’UE. En l’absence de notion « propre » ou « autonome », le territoire de l’Union est défini comme « résultant de la somme des territoires des États membres, dont la délimitation en tant qu’espace physique sous souveraineté étatique peut être vérifiée dans le cadre du droit international au moyen des traités d’établissement de frontières.”.
Or, Il est assez surprenant que pour assimiler le plateau continental au territoire de l’Etat côtier et par ricochet de l’Union au sens du droit de l’UE sur le fondement d’une souveraineté, la Cour se fonde sur le droit international. En effet, le droit international n’opère pas une telle assimilation. Le droit international de la mer distingue souveraineté et territoire. Cette distinction fonde les différentes zones maritimes (mer territoriale, zone économique exclusive etc).
Etant donné que la notion de “territoire de l’Union” est particulièrement complexe et sensible, il convient de reporter les paragraphes pertinents de l’Opinion de l’Avocat Général (paras. 43-53):
“B – Le droit international comme point de départ: le plateau continental en tant que domaine d’exercice de pouvoirs souverains des États
43. Le droit de l’Union s’applique aux États membres (article 52, paragraphe 1, TUE), dont le territoire constitue ainsi le «champ d’application territoriale des traités». Il n’existe, par conséquent, pas de définition propre ou autonome du «territoire de l’Union», celui‑ci résultant de la somme des territoires des États membres, dont la délimitation en tant qu’espace physique sous souveraineté étatique peut être vérifiée dans le cadre du droit international au moyen des traités d’établissement de frontières.
44. En tant qu’espace physique se trouvant sous la souveraineté de l’État, la notion de territoire comprend tant l’espace territorial proprement dit que l’espace aérien et les espaces maritimes. Il s’agit dans tous les cas de domaines d’exercice de la souveraineté exclusive de chaque État reconnus par le droit international, bien que le domaine dans lequel les États peuvent exercer leurs pouvoirs souverains ne se résume pas à eux seuls, car le droit international admet également l’existence de compétences étatiques sur une base extraterritoriale.
45. De même que le domaine d’exercice de la souveraineté des États ne coïncide pas exactement ni nécessairement avec l’étendue de leur territoire, les compétences étatiques découlant de la souveraineté ne présentent pas non plus toujours les notes d’exclusivité et de plénitude caractéristiques du pouvoir souverain. Au contraire, précisément en raison de la juridisation progressive de la communauté internationale, l’exercice de la souveraineté fait l’objet de gradations d’intensité, la souveraineté étant d’autant moins marquée que le rattachement du domaine de son exercice avec la base territoriale de l’État est faible.
46. En ce qui concerne, notamment, la mer comme domaine d’exercice de la souveraineté, le droit international ne reconnaît pas aux États la plénitude de pouvoirs admise dans l’espace territorial proprement dit, pas même sur la «mer territoriale» en tant que telle, sur laquelle «[l]a souveraineté […] s’exerce dans les conditions prévues par les dispositions de la Convention et les autres règles du droit international», comme le stipule l’article 2, paragraphe 3, de la CNUDM et où, en particulier, le droit de passage inoffensif des navires de tous les États doit être respecté (article 17 de la CNUDM), ce qui implique une restriction de principe de la juridiction de l’État côtier, comme la Cour l’a reconnu dans son arrêt du 24 novembre 1992.
47. Si la souveraineté de l’État sur la mer territoriale fait déjà l’objet de la restriction indiquée, le pouvoir imperium caractéristique de l’État souverain est progressivement relativisé plus on s’éloigne, pour bien nous comprendre, de la «terre ferme», se réduisant, comme nous le verrons ci‑après plus en détail, à un faisceau de «droits souverains», à certains effets, lorsqu’il s’agit du plateau continental, et se diluant dans le seul exercice de certaines libertés lorsqu’on atteint la haute mer, où toute revendication de pouvoir souverain est tout simplement illégitime.
48. En ce qui concerne, en particulier, la zone économique exclusive, l’État côtier est titulaire, d’une part, de certains droits souverains, fixés à l’article 56, paragraphe 1, sous a), de la CNUDM, «aux fins d’exploration et d’exploitation, de conservation et de gestion des ressources naturelles, biologiques ou non biologiques, des eaux surjacentes aux fonds marins, des fonds marins et de leur sous-sol, ainsi qu’en ce qui concerne d’autres activités tendant à l’exploration et à l’exploitation de la zone à des fins économiques, telles que la production d’énergie à partir de l’eau, des courants et des vents». D’autre part, on lui reconnaît en outre juridiction en ce qui concerne la mise en place et l’utilisation d’îles artificielles, d’installations et d’ouvrages; la recherche scientifique marine, et la protection et la préservation du milieu marin, toujours, toutefois, «conformément aux dispositions pertinentes de la Convention» [article 56, paragraphe 1, sous b), de la CNUDM]. S’ajoutent enfin à ce qui précède les «autres droits et obligations prévus par la Convention» [article 56, paragraphe 1, sous c), de la CNUDM].
49. Enfin, concernant le plateau continental, qui est l’espace qui nous intéresse particulièrement ici, l’État côtier exerce uniquement des droits souverains «aux fins de son exploration et de l’exploitation de ses ressources naturelles» (article 77, paragraphe 1, de la CNUDM). Ces droits souverains sont qualifiés par la CNUDM d’«exclusifs», d’«indépendants de l’occupation effective ou fictive, aussi bien que de toute proclamation expresse» (article 77, paragraphes 2 et 3, de la CNUDM) et dans aucun cas n’affectent la condition juridique des eaux surjacentes ou de l’espace aérien situé au-dessus de ces eaux (article 78, paragraphe 1, de la CNUDM) ni ne peuvent affecter la navigation ou d’autres droits et libertés reconnus des autres États (article 78, paragraphe 2, de la CNUDM), en particulier celui de poser des câbles et des pipelines sous-marins (article 79 de la CNUDM).
50. Tels sont donc les droits souverains que le droit international de la mer reconnaît aux États membres côtiers conformément à la CNUDM, qui lie de même manière le Royaume des Pays‑Bas et l’Union.
51. Ces droits, en tant qu’habilitations pour l’exercice légitime du pouvoir public, s’ajoutent à l’ensemble des pouvoirs imperium qui qualifient les États membres en tant que sujets du droit international et, pour ce qui importe ici, en tant que sujets constitutifs de l’Union européenne.
52. À la souveraineté en tant que qualité pour l’exercice du pouvoir public à titre exclusif et en plénitude de juridiction s’ajoutent ainsi, en vertu du droit international et dans le cadre de son ordre juridique, des «droits souverains», à savoir des habilitations pour l’exercice du pouvoir public, au caractère conditionnel et limité, dans des domaines par principe exclus de la souveraineté des États. Si la souveraineté est l’expression d’un pouvoir public originaire, reconnu et délimité par le droit international, les droits souverains ont pour origine la volonté de la communauté internationale, dans laquelle ils trouvent leur fondement, leur contenu et leur limite.
53. Dans les deux cas, toutefois, qu’il s’agisse de la souveraineté proprement dite ou de droits souverains, le fait qu’ils soient détenus par l’État emporte compétence pour l’exercice du pouvoir public, à savoir la réglementation juridique des domaines de la réalité sur lesquels le pouvoir incontestable du souverain s’étend efficacement.”
De plus, il est intéressant de relever que la Commission Européenne fait le lien entre souveraineté en territoire de façon très claire et justifie le territoire de l’Etat membre et partant le territoire de l’UE et l’applicabilité du droit de l’UE sur le fait qu’une norme de l’UE (règlement n°1408/71) est silencieuse sur l’applicabilité du droit de l’UE. Il semble en fait que la fonctionnalité du recours au droit international se substitute à la fonctionnalité de la souveraineté. Cet aspect est reporté dans l’Opinion de l’Avocat Général au para. 22 a):
“Relativement au champ d’application du règlement n° 1408/71, la Commission affirmait que, eu égard au silence du règlement sur ce point, les activités exercées sur la partie du plateau continental appartenant à un État membre devaient être considérées comme exercées sur le territoire dudit État membre, car c’est ce qui ressort des principes du droit international public relatifs au régime juridique du plateau continental. Aux fins de l’exploitation des ressources naturelles, le plateau continental appartient donc au territoire néerlandais et le droit néerlandais en matière de sécurité sociale y est applicable. Par ailleurs, le champ d’application géographique du traité sur l’Union européenne peut s’étendre au‑delà du territoire d’un État membre, dans la mesure où un État membre exerce ses droits de souveraineté, comme la Cour l’a indiqué dans l’arrêt du 14 juillet 1976, Kramer e.a.”.
Les initiatives règlementaires de l’UE : réglementation des forages pétroliers
Le mouvement vers une territorialisation des eaux de l’UE décrit plus haut et reconnu par la Cour de l’UE s’exprime également au travers d’initiatives règlementaires récentes.
La Commission Européenne s’attelle actuellement à la réglementation des forages pétroliers et de gaz. Le désastre humain, économique, social et écologique qui a suivi la catastrophe du Golfe de Mexico en 2012 a suscité des interrogations au niveau de l’UE : la législation de l’UE permet-elle de prévenir et réparer de tels désastres ?
Il semble que non (ou du moins pas complètement) : la Commission de l’Européenne a proposé le 27 octobre 2011 un Règlement relatif à la sécurisation des activités de prospection, d’exploration et de production pétrolières et gazières en mer. On peut relever que la Commission propose de mener une « double action ». D’une part, la Commission propose que l’Union accède Protocole de Barcelone (Proposition de Règlement, Préambule, considérant 43) : “En ce qui concerne la mer Méditerranée, conjointement au présent règlement, les démarches nécessaires ont été entreprises en vue de l’adhésion de l’Union européenne au protocole relatif à la protection de la mer Méditerranée contre la pollution résultant de l’exploration et de l’exploitation du plateau continental du fond de la mer et de son sous-sol (le «protocole ‘offshore’») de la convention sur la protection du milieu marin et du littoral de la Méditerranée (la «convention de Barcelone»), conclue en vertu de la décision 77/585/CEE[21].”). D’autre part, la règlementation de l’Union (Proposition de Règlement, Préambule, considérant 49: “Dès lors, afin de prévenir les accidents majeurs liés aux activités pétrolières et gazières en mer et d’en limiter les conséquences, le pouvoir d’adopter des actes en vertu de l’article 4 du règlement (UE) n° 182/2011 devrait être délégué à la Commission en ce qui concerne la définition d’exigences minimales de base applicables à ces activités conformément aux principes énoncés par le présent règlement, notamment dans ses annexes. Il est particulièrement important que la Commission procède aux consultations appropriées tout au long de son travail préparatoire, y compris au niveau des experts”).
Ainsi et en ce qui concerne ces activités, le “territoire maritime de l’UE” (défini dans l’arrêt vu ci-dessus) s’équipera d’une législation propre et l’UE participera à l’entrée en vigueur du Protocole de Barcelone.
Union Européenne, vers une surveillance maritime intégrée, Dumouchel Anne Claire
Fin de la 27ème Session ordinaire de l’Assemblée générale de l’OMI : quelques avancées sur la couverture normative du secteur maritime, Djimgou Djomeni Michel
Argentine/ Royaume-Uni: explorations pétrolières aux iles Malouines, Dumouchel Anne Claire