Le 13 février 2003, Abou Omar – de son vrai nom Osama Hassan Nasr – est enlevé dans une rue de Milan par des agents de la Central Intelligence Agency (CIA), assistés des services secrets italiens. Une passante assiste à la scène[1]. Alors qu’il bénéficie de l’asile politique en Italie, où il vit et travaille comme imam de la mosquée de Milan, Abou Omar est soupçonné d’entretenir des relations étroites avec les milieux radicaux islamistes. Considéré comme un « ennemi » des Etats-Unis dans le contexte anti-terroriste de l’après 11 septembre 2001, il est d’abord emmené de force sur les bases américaines de Vincenza en Italie, puis de Ramstein en Allemagne, avant d’être livré à la police égyptienne. Torturé dans une prison d’Alexandrie pendant plusieurs mois, Abou Omar devient sourd d’une oreille et incontinent, après avoir reçu des décharges électriques dans les parties génitales et subi des expositions répétées à des musiques atteignant des volumes insupportables. L’enquête policière qui suit sa disparition mène rapidement à la CIA. Libéré au bout de 4 ans de détention, il n’a jamais été inculpé. De retour en Italie, il dépose une plainte pour enlèvement et torture, et demande des dommages-intérêts s’élevant à 15 000 000 d’euros. Le procès, qui s’ouvre en 2007, est le premier au monde en matière de « restitutions extraordinaires » de personnes soupçonnées de terrorisme. Fait exceptionnel, la Cour de Cassation italienne confirme, le 19 septembre dernier, la condamnation des agents de la CIA et de leurs homologues italiens, prononcée en 2009 par les juges de première instance.
Les restitutions extraordinaires : une pratique contraire au droit international
Le cas d’Abou Omar n’est pas isolé. En effet, l’expression « restitutions extraordinaires », non juridique, renvoie à une pratique développée par l’administration Bush postérieurement aux attentats du 11 septembre, et qui « permet au gouvernement américain d’opérer, à l’ombre du droit international, une division internationale du travail de torture »[2]. L’idée étonnante de « division du travail » souligne le fait que les Etats-Unis confient à des Etats tiers le soin de se livrer à des actes qui leur sont prohibés par le jeu de conventions internationales antérieurement ratifiées, ce qui leur permet, in fine, de se dégager de toute responsabilité internationale, tant les critères d’imputation sont strictement définis.
Ces « restitutions extraordinaires » s’envisagent comme le « transfert d’un individu, très souvent soupçonné d’activités terroristes, d’un État vers un autre État dans lequel il y a des motifs sérieux de croire que cet individu va subir de la torture et d’autres actes cruels, inhumains ou dégradants »[3]. Elles se distinguent donc des procédures juridiques traditionnelles permettant de transférer un individu d’un Etat à un autre, telles que l’extradition, la déportation, l’expulsion et l’exclusion. L’expression anglaise, « extraordinary renditions », n’a pas plus de réalité juridique que sa traduction francophone et elle dissimule par un euphémisme une réalité que le droit américain désigne habituellement sous le terme « abductions », dont l’équivalent français est « enlèvement criminel »[4].
Restitutions extraordinaires et souveraineté territoriale
Pratique antiterroriste américaine solidaire d’une conception restrictive de la torture, elle constitue la « sous-traitance à des tiers », d’une doctrine de sécurité nouvelle, dont la priorité n’est plus la poursuite d’auteurs d’actes terroristes mais bien la prévention du terrorisme. Cette prévention implique, comme l’illustre si bien la série télévisée « 24 », que des actes interdits par le droit soient commis en toute légalité grâce au développement d’une doctrine interne ad hoc permettant des les justifier conceptuellement. Les restitutions extraordinaires sont pourtant incompatibles avec de nombreuses règles bien établies du droit international, telles que l’intégrité territoriale de l’Etat où sont enlevés les individus soupçonnés d’activités terroristes, à supposer bien sûr qu’aucune autorité publique de cet Etat ne prête son concours aux agents étrangers.
Une directive présidentielle adoptée en 1995 permettait déjà d’anticiper les problématiques juridiques soulevées par ces « restitutions extraordinaires » : “[w]hen terrorists wanted for violation of U.S. law are at large overseas, their return for prosecution shall be a matter of the highest priority […]. If we do not receive adequate cooperation from a state that harbors a terrorist whose extradition we are seeking, we shall take appropriate measures to induce cooperation. Return of suspects by force may be effected without the cooperation of the host government […]”. Cette proposition, qui concerne originellement le Federal Bureau of Investigation (FBI) dans ses tâches anti terroristes, est rapidement mis au service de l’action de la CIA, qui opère en territoire étranger afin de collecter des informations sur des réseaux terroristes devenus transnationaux. Assistés sur le terrain par des agences internes, parce qu’elles maîtrisent mieux un contexte local parfois difficilement lisible pour des autorités basées outre Atlantique, les agents de la CIA se voient autorisés par la doctrine américaine à agir sans la coopération du gouvernement d’accueil, lorsqu’elle leur est refusée.
Les restitutions extraordinaires ne s’envisagent pourtant pas systématiquement comme des violations de la souveraineté territoriale d’un Etat tiers. En effet dans certains cas l’intervention d’une puissance étrangère sur le territoire n’entraîne pas la mise en œuvre de la responsabilité, dès lors qu’il y a « couverture de l’illégalité », principe reconnu à l’occasion de l’affaire Savarkar, sentence arbitrale rendue en 1911 par la Cour Permanente d’Arbitrage. La sentence affirme que si l’Etat concerné a par sa conduite acquiescé à l’action d’un Etat étranger sur son territoire, il couvre l’illégalité qui a été commise par cet Etat. Or l’affaire Abou Omar met en jeu l’intervention des services de renseignement italiens, le SISMI, dont les actions sont attribuables à l’Etat italien et manifestent par là-même son consentement. L’article 4 du Projet d’articles de la Commission du Droit International, relatif à la responsabilité de l’Etat, nous rappelle en effet que les actions des agents de l’Etat engagent celui-ci. Cependant, bien que les « restitutions » ne constituent pas à chaque fois des violations de la souveraineté étatique, elles soulèvent d’autres questions juridiques.
Restitutions extraordinaires, traitements inhumains et dégradants et actes de torture
A l’enlèvement et la séquestration de ces individus, actes souvent poursuivis par le droit pénal interne, s’ajoutent des traitements inhumains et dégradants ainsi que des actes de torture prohibés par toutes les conventions internationales de protection des droits de l’homme. En particulier, sont visés l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui interdit la torture, texte ratifié tant par les Etats-Unis que par l’Egypte ; la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de même ratifiée par les deux Etats. La liste des conventions est longue et il ne convient pas d’en dresser ici la liste. Assurément les supplices dont Abou Omar affirme avoir été victime constituent des actes de torture au sens de ces conventions. Si l’imputation des actes en cause aux agents américains initialement impliqués dans l’enlèvement relève du droit pénal interne italien (après réception des conventions concernées), celle de l’imputation des tortures pratiquées dans les geôles égyptiennes relève, elle, des relations interétatiques et donc du seul droit international. En conséquence, elle ne préoccupe guère le juge interne, qui n’est pas saisi de la question.
En confirmant, le 19 septembre dernier, la condamnation par contumace à 9 ans de prison du responsable de la CIA en Italie du Nord, ainsi que celle de 21 autres membres de l’agence de sécurité américaine, pour enlèvement et tortures, la Cour de Cassation fait preuve d’une sévérité inédite. Elle renverse une tendance récente des juridictions suprêmes occidentales (européennes comme nord américaines) qui légitiment, depuis une dizaine d’années, la pratique de la torture par la nécessité de lutter contre le terrorisme. Ses motivations sont pour l’heure inconnues – elles ne seront publiées que dans deux mois –. Seuls les agents américains protégés par une immunité échappent aux poursuites, conformément aux prescriptions de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques de 1961, et à la Convention de Vienne sur les relations consulaires de 1963.
Restitutions extraordinaires et levée du Secret d’Etat
La Cour condamne enfin deux agents italiens à des peines de trois ans de prison ferme, et renvoie en appel le procès du directeur du renseignement italien, le SISMI, ainsi que celui de son bras droit. La réouverture de leur procès, jusque là empêché par le secret d’Etat, constitue l’autre volet juridique exceptionnel de l’affaire. Longtemps défendu par les gouvernements successifs, Prodi comme Berlusconi, le secret d’Etat cède face aux arguments du juge de cassation, qui, se fondant sur l’article 202 du code de procédure pénale italien, estime que « la connaissance des faits couverts par le secret d’Etat [est] essentielle pour se faire une idée de la culpabilité des inculpés ». Ce renversement, qui met fin à l’impunité des services de renseignement, pose néanmoins la question de la pérennité de leur travail, dont le succès dépend précisément de la garantie du secret. Inversement, il est difficile, à l’instar du juge milanais Armando Spataro, de ne pas se réjouir de cette décision, acquise au terme d’une enquête qui a permis, selon lui, « l’abandon de certaines pratiques par l’administration américaine ». Cette logique juridique nouvelle, nécessaire et presque logique face à la protection des droits fondamentaux, devra néanmoins affronter le réalisme politique au cours d’un second procès, déjà fort attendu.
Terminaison ou commencement d’une crise diplomatique grave ?
Cette décision de la Cour de Cassation est le point d’orgue d’une crise qui envenime des relations habituellement cordiales entre Rome et Washington. Déjà en 2009, l’arrêt de première instance avait suscité des commentaires négatifs des autorités américaines, l’administration Obama s’étant déclarée « déçue » par les verdicts, dont l’un condamnait l’ancien chef de l’antenne de la CIA à Milan à huit ans d’emprisonnement. Pour l’heure, les autorités américaines n’ont pas commenté la décision du tribunal de Rome, mais Barack Obama et Mario Monti pourraient évoquer l’affaire, en marge de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies, qui se tient depuis lundi dernier.
[1] Winkler (M. M.), “When 'Extraordinary' Means Illegal: International law and the European Reactions to the United States Rendition Program”, 2007, Student Scholarship Papers, n°46, p. 2, disponible ici, consulté le 29 septembre 2012.
[2] Dezalay (S.), « ‘Crimes de guerre et politiques impériales’ – L’espace académique américain entre droit et politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 2008/3 n° 173, p. 44-61, spéc. p. 56, disponible ici, consulté le 29 septembre 2012.
[3] Davies (B.), “What Maher Arar taught us about extraordinary rendition”, citée in Dezalay (S.), « Crimes de guerre et politiques impériales » L'espace académique américain entre droit et politique, Actes de la recherche en sciences sociales, 2008/3 n° 173, p. 44-61, voir spéc. p. 56.
[4] Coussirat-Coustère (V.) et Eisemann (P.-M.), « L’enlèvement des personnes privées et le droit International », Revue générale de droit International Public, 1972, n° 346, cité in Winkler (M. M.), “When 'Extraordinary' Means Illegal: International law and the European Reactions to the United States Rendition Program”, 2007, Student Scholarship Papers, n°46, p. 2, disponible ici, consulté le 29 septembre 2012.