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Soumis par Gouritin Armelle le 30 September 2012

Alors que l'Avocat Général a abordé la question des pavillons de complaisance dans son avis du 27 février 2012, la Cour de Cassation n'aborde pas ce point dans son arrêt du 25 septembre 2012. Le phénomène des pavillons de complaisance est pourtant le problème sous-jacent à l'affaire de l'Erika et aux désastres environnementaux, sociaux et économiques générés par les marées noires. Le lien entre marées noires et pavillons de complaisance est en effet évident: les affréteurs (en l'espèce TOTAL) recourent à des navires sous-normes afin de réaliser des économies dans le transport des hydrocarbures.

 

Ils le peuvent car les Etats complaisants (Libéria, Malte ...) ont des législations "a minima" en matière non-seulement de sécurité du navire, mais aussi de droit social.

Dans ce contexte directement lié au phénomène des pavillons de complaisance, la Convention internationale sur la Responsabilité Civile ("CRC", convention internationale de 1992 sur la responsabilité civile pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures de 1969 telle qu'amendée en 1992 et adoptée sous les auspices de l'Organisation Maritime Internationale) instaure un système de responsabilitié limitée à plusieurs titres, et notamment en ce que la responsabilité est canalisée: en principe, seule la responsabilité du propriétaire du navire peut etre recherchée. Autrement dit, l'affréteur qui a affrété un navire sous-normes ("navire poubelle") est à l'abri de toute responsabilité. Cet aspect en "amont", la responsabilité limitée, est abordé par la Cour de Cassation et fait l'objet du premier temps de l'analyse de cette note.

Un autre aspect "en aval" est traité par la Cour de Cassation et fait l'objet de cette note dans un second temps: celui de la notion de préjudice écologique pur. Le lien entre système international déficient (pavillons de complaisance et responsabilité limitée, immunité de l'affréteur) et marées noires soulève une autre série de questions, et notamment la question de la définition juridique plus ou moins large de dommage à l'environnement à la suite d'une marée noire. 

 

La Convention internationale sur la responsabilité civile en cas de marée noire: l'immunité de Total (affréteur) battue en brêche

Les Conventions internationales: une responsabilité limitée

La CRC met en place une responsabilité limitée à plusieurs titres. Parmis les limitations, il est pertinent d'en exposer quelques unes.

Tout d'abord, la notion de dommage à l'environnement est limitée (ce point est développé dans la seconde partie de la note).

Ensuite et en principe, la responsabilité est canalisée: la personne désignée comme responsable est le propriétaire du navire (article 3§1 de la CRC), à l'exclusion des autres maillons de la chaîne économique (article 3§4 de la CRC). Par exception à la responsabilité canalisée et de l'immunité des autres maillons de la chaîne économique, s'il peut être démontré une faute dans le chef des autres maillons de la chaîne, la responsabilité de ces personnes peut être recherchée (article 3§4 in fine).

Article 3§1 de la CRC: " le propriétaire du navire au moment d’un événement ou, si l’événement consiste en une succession de faits, au moment du premier de ces faits, est responsable de tout dommage par pollution causé par le navire et résultant de l’événement, sauf dans les cas prévus aux paragraphes 2 et 3 du présent article."

Article 3§4 de la CRC: "Aucune demande de réparation de dommage par pollution ne peut être formée contre le propriétaire autrement que sur la base de la présente convention. sous réserve du paragraphe 5 du présent article, aucune demande de réparation de dommage par pollution, qu’elle soit ou non fondée sur la présente Convention, ne peut être introduite contre:

a) les préposés ou mandataires du propriétaire ou les membres de l’équipage;

b) le pilote ou toute autre personne qui, sans être membre de l’équipage, s’acquitte de services pour le navire;

c) tout affréteur (sous quelque appellation que ce soit, y compris un affréteur coque nue), armateur ou armateur-gérant du navire;

d) toute personne accomplissant des opérations de sauvetage avec l’accord du propriétaire ou sur les instructions d’une autorité publique compétente;

e) toute personne prenant des mesures de sauvegarde; f) tous préposés ou mandataires des personnes mentionnées aux alinéas c), d) et e);

à moins que le dommage ne résulte de leur fait ou de leur omission personnels, commis avec l’intention de provoquer un tel dommage, ou commis témérairement et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement." (nous soulignons)

 

Aussi, la somme globale affectée à l'indemnisation est limitée (le "plafond", en échange de quoi il est souvent présenté que l'assurance de la personne responsable, le propriétaire du navire, est possible). Un fonds alimenté par l'industrie pétrolière intervient si l'assurance du propriétaire ne permet pas d'indemniser les dommages liés à une marée noire (les FIPOL, convention internationale de 1992 portant création d’un Fonds international d’indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures, Résolution: Adoption des modifications des limites d’indemnisation prévues dans le Protocole de 1992 modifiant la Convention internationale de 1971 portant création d’un Fonds international d’indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures, et Protocole de 2003 à la convention internationale de 1992 portant création d’un Fonds international d’indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures). 

L'existence de plafons est problématique: les marées noires relèvent de ce qui est communément dénommé les "dommages catastrophiques". Par exemple, les coûts liés à la marée noire de l'Erika sont estimés par le CEDRE à 350 millions d'euros (hors atteinte à la biodiversité). Hors, si les plafonds sont dépassés, l'indemnisation est accordée au pro-rata. Autrement dit, tous les coûts ne sonts pas indemnisés. L'Etat présente généralement ses demandes d'indemnisation une fois que les particuliers ont été indemnisés. En conséquence, une partie des coûts reste à la cherge de l'Etat, c'est-à-dire à la charge des contribuables (d'où l'expression "pollué payeur").

Les limites financières qui s'appliquent aux marées noires sont clairement reprises dans les tableaux ci-dessous: 

Limites d'indemnisation

Régime de 1992 applicable aux sinistres, survenant à partir du 1er novembre 2003 et régime du Fonds complémentaire applicable aux sinistres survenant après le 3 mars 2005

 

DTS

£

US$

Propriétaire du navire

 

 

 

Navire ayant une jauge égale ou inférieure à 5 000 tonneaux

4,5 millions

4,3 millions

6,9 millions

Navire dont la jauge brute est comprise entre 5 000 ʉ۬et 140 000 tonneaux

4,5 millions plus 631
pour chaque tonneau supplémentaire

4,3 millions plus 605
pour chaque tonneau supplémentaire

6,9 millions plus 961
pour chaque tonneau supplémentaire

Navire d'une jauge brute supérieure à 140 000 tonneaux

89,8 millions

86,1 millions

136,8 millions

Fonds de 1992

 

 

 

Montant maximal (y compris la part du propriétaire du navire)

203 millions

194,7 millions

309,1 millions

Fonds complémentaire

 

 

 

Montant maximal (y compris le montant payé par le Fonds de 1992)

750 millions

719,5 millions

1 142,2 millions

 

 

Régime de 1992 applicable aux sinistres qui ayant eu lieu avant le 1er novembre 2003

 

DTS

£

US$

Propriétaire du navire

 

 

 

Navire ayant une jauge brute ou
inférieure à 5 000 tonneaux

3 millions

2,9 millions

4,6 millions

Navire dont la jauge brute estʉ۬comprise entre 5 000 et
140 000 tonneaux

3 millions plus 420
pour chaque tonneau supplémentaire

2,9 millions plus 403
pour chaque tonneau supplémentaire

4,6 millions plus 640
pour chaque tonneau supplémentaire

Navire d'une jauge brute
supérieure à 140 000 tonneaux

59,7 millions

57,3 millions

90,9 millions

Fonds de 1992

 

 

 

Montant maximal (y compris la part du propriétaire du navire)

135 millions

129,5 millions

205,6 millions

 

 

Régime de 1969/1971

 

 

 

 

DTS

£

US$

Propriétaire du navire

 

 

 

Par tonneau de jauge du navire

133

128

203

Maximum

14 millions

13,4 millions

21,3 millions

Fonds de 1971

 

 

 

Niveau maximum (y compris la part du propriétaire du navire)

60 millions

57,6 millions

91,4 millions

 

Source: site internet des FIPOL

Il convient de préciser que l'instauration d'un mécanisme de responsabilité limitée en droit international est très fréquente. La Convention CRC n'est pas un système atypique en droit international (voir par exemple la Convention SNPD sur la responsabilité et l'indemnisation pour les dommages liés au transport par mer de substances nocives et potentiellement dangereuses).

 

Une limite qui ne s'applique pas selon la Cour de Cassation: l'immunité de TOTAL est rejetée

La limite qui constitue le noeud des aspects civils abordés par la Cour de Cassation est l'immunité dont bénéficie TOTAL en sa qualité d'affréteur. Comme vu ci-dessus, la responsabilité est en principe canalisée sur le propriétaire du navire. A moins qu'une faute puisse être qualifiée dans le chef d'un autre maillon de la chaîne économique, ici TOTAL en tant qu'affréteur.

La question qui se posait était donc celle de savoir s'il était possible d'idientifier une faute dans le chef de l'affréteur.


Or, la Cour de Cassation a reconnu un telle faute dans le chef de TOTAL: une faute de témérité. On peut d'ailleurs reveler qu'à ce sujet la Cour de Cassation casse l'arrêt de la Cour d'Appel qui avait reconnu que la canalisation mettait TOTAL à l'abri de toute obligation de réparer du point de vue civil.

Ces passages de l'arrêt de la Cour de Cassation méritent d'être reproduits (pp. 315-316):

 

"Attendu qu'il résulte des deux premiers de ces textes qu'une demande de réparation de dommage par pollution peut être formée contre le propriétaire du navire ainsi qu'à l'encontre des autres personnes qui y sont énumérées lorsque le dommage a été commis témérairement et avec conscience qu'un tel dommage en résulterait probablement ;

Attendu qu'après avoir constaté, pour entrer en voie de condamnation pénale contre la société Total SA, qu'une inspection du navire, réalisée dans le cadre de sa mission de contrôle de conformité aux exigences de sécurité et de protection de l'environnement, dénommée « vetting », si elle avait été correctement effectuée dans les conditions et dans les délais prévus par les procédures internes, aurait dû mettre en évidence, d'une part, les faiblesses de l'Erika, inapte à naviguer en Atlantique par périodes de tempêtes, d'autre part, l'absence de renouvellement du certificat de classe au-delà d'un délai de deux mois, enfin, la présence d'anomalies permettant de suspecter l'existence de plus graves désordres, l'arrêt énonce néanmoins, pour admettre la société Total SA au bénéfice de la "canalisation" et écarter la demande de réparation civile des victimes, qu'elle n'a pas dispose des éléments d'information suffisants pour s'opposer à l'appareillage du navire avant son naufrage et que seule une négligence a été commise dans la procédure de « vetting », sans conscience de la probabilité d'un dommage par pollution ;

Mais attendu qu'en se déterminant ainsi, alors que les constatations de fait, souverainement appréciées par la cour d'appel, caractérisaient une faute de témérité, au sens de la Convention CLC 69/92, à la charge de la société Total SA, et qu'il en résultait que son représentant avait nécessairement conscience qu'il s'ensuivrait probablement un dommage par pollution, la cour d'appel a méconnu les textes susvisés et le principe ci-dessus rappelé ;

D'où il suit que la cassation est encore encourue de ce chef ; qu'elle aura lieu sans renvoi, la Cour de cassation étant en mesure d'appliquer la règle de droit appropriée aux faits souverainement constatés et appréciés par les juges du fond, ainsi que le prévoit l'article L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire (...). "

 

Un rejet de l'immunité de TOTAL qui fait écho à la jurisprudence de la Cour de l'Union Européenne

Bien que la CRC recherche en théorie un équilibre entre les intérêts de l'industrie pétrolière et les intérêts des victimes, il est frappant que les vicimes aient cherché par plusieurs voies à voir appliquer des normes qui leur permettrient d'échapper à l'applciation de la CRC. A ce titre, les victimes ont cherché à voir appliquer le droit des déchets afin de pouvoir mettre en cause TOTAL.

A ce titre, les victimes ont porté la question de la définition des hydrocarbures en cas de marée noire en tant que déchet devant les juridictions de l'Union Européenne. Dans l'affaire Commune de mesquer (question préjudicielle), la Cour de l'UE leur a donné raison dans son arrêt du 24 juin 2008. Il convient de reproduire les conclusions de la Cour de l'UE car elles reflètent bien les limites du droit international:

"1)      Une substance telle que celle en cause au principal, à savoir du fioul lourd vendu en tant que combustible, ne constitue pas un déchet au sens de la directive 75/442/CEE du Conseil, du 15 juillet 1975, relative aux déchets, telle que modifiée par la décision 96/350/CE de la Commission, du 24 mai 1996, dès lors qu’elle est exploitée ou commercialisée dans des conditions économiquement avantageuses et qu’elle est susceptible d’être effectivement utilisée en tant que combustible sans nécessiter d’opération de transformation préalable.

2)      Des hydrocarbures accidentellement déversés en mer à la suite d’un naufrage, se retrouvant mélangés à l’eau ainsi qu’à des sédiments et dérivant le long des côtes d’un État membre jusqu’à s’échouer sur celles-ci, constituent des déchets au sens de l’article 1er, sous a), de la directive 75/442, telle que modifiée par la décision 96/350, dès lors que ceux-ci ne sont plus susceptibles d’être exploités ou commercialisés sans opération de transformation préalable.

3)      Aux fins de l’application de l’article 15 de la directive 75/442, telle que modifiée par la décision 96/350, au déversement accidentel d’hydrocarbures en mer à l’origine d’une pollution des côtes d’un État membre:

–    le juge national peut considérer le vendeur de ces hydrocarbures et affréteur du navire les transportant comme producteur desdits déchets, au sens de l’article 1er, sous b), de la directive 75/442, telle que modifiée par la décision 96/350, et, ce faisant, comme «détenteur antérieur» aux fins de l’application de l’article 15, second tiret, première partie, de cette directive, si ce juge, au vu des éléments que lui seul est à même d’apprécier, aboutit à la conclusion que ce vendeur-affréteur a contribué au risque de survenance de la pollution occasionnée par ce naufrage, en particulier s’il s’est abstenu de prendre les mesures visant à prévenir un tel événement telles que celles concernant le choix du navire;

–   s’il s’avère que les coûts liés à l’élimination des déchets générés par un déversement accidentel d’hydrocarbures en mer ne sont pas pris en charge par le Fonds international d’indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures ou ne peuvent l’être en raison de l’épuisement du plafond d’indemnisation prévu pour ce sinistre et que, en application des limitations et/ou des exonérations de responsabilité prévues, le droit national d’un État membre, y compris celui issu de conventions internationales, empêche que ces coûts soient supportés par le propriétaire du navire et/ou l’affréteur de ce dernier, alors même que ceux-ci sont à considérer comme des «détenteurs» au sens de l’article 1er, sous c), de la directive 75/442, telle que modifiée par la décision 96/350, un tel droit national devra alors permettre, pour assurer une transposition conforme de l’article 15 de cette directive, que lesdits coûts soient supportés par le producteur du produit générateur des déchets ainsi répandus. Cependant, conformément au principe du pollueur-payeur, un tel producteur ne peut être tenu de supporter ces coûts que si, par son activité, il a contribué au risque de survenance de la pollution occasionnée par le naufrage du navire."

Ainsi, l'arrêt de la Cour de Cassation se situe dans le prolongement de l'arrêt de la cour de l'Union Européenne.  Il faut préciser que les effets de cet arrêt ont été annulés en droit de l'Union Européenne: à la suite de cet arrêt la Directive déchets a été modifiée et les hydrocarbures causant une marée noire sur le sol (du littoral) ne sont désormais pas considérés comme des déchets (Directive 2008/98 relative aux déchets). Ainsi, TOTAL ne peut plus être tenu resposable sur le fondement du droit des déchets.

Il reste néanmoins symptomatique que les victimes cherchent à échapper à l'application de la Convention CRC qui apourtant comme objectif de garantir une "indemnisation équitable" et de garantir une "réparation équitable" (préambule de la CRC).

 

La confirmation de la reconnaisance en droit national du préjudice écologique pur

L'un des aspects de l'arrêt de la Cour de Cassation qui était le plus attendu était sans doute la question du préjudice écologique. Il s'agissait alors de savoir si la Cour allait revenir sur la notion de préjudice écologique pur.
La Cour n'est pas revenue sur la consécration de cette notion (p. 255):

"Attendu que les énonciations de l'arrêt attaqué mettent la Cour de cassation en mesure de s'assurer que la cour d'appel a, sans insuffisance ni contradiction, répondu aux chefs péremptoires des conclusions dont elle était saisie et a ainsi justifié l'allocation des indemnités propres à réparer le préjudice écologique, consistant en l'atteinte directe ou indirecte portée à l'environnement et découlant de l'infraction" (nous soulignons)

Cet aspect est en effet crucial à la fois du point de vue conceptual et du point de vue de la cohérence avec le mouvement jurisprudentiel et législatif qui tend vers la consécration du préjudice écologique, mouvement qui n'a pas attendu la Cour de Cassation ni la Cour d'Appel pour se mettre en marche.

Du point de vue conceptuel, la reconnaissance du préjudice écologique pur est une avancée majeure en droit de l'environnement. A la différence de la conception "traditionnelle" du dommage (atteinte factuelle à l'environnement) et préjudice (conséquences juridique de cette attteinte factuelle: interférence avec des droits garantis) qui ne reconnait de préjudice que lorsque les atteintes à l'environnement ont pour effet d'interférer avec la jouissance de droits anthorpocentrés (propriété, santé etc), le préjudice écologique pur est la reconnaissance juridique de la valeur inhérente ou intrinsèque de l'environnement (ecosystèmes etc). Sont alors pris en compte des éléments de l'environnement qui sont protégés de façon autonome: il n'est plus nécesaire de démontrer un lien entre le dommage et l'homme ou l'effet néfaste du dommage pour l'homme.

Aussi, la reconnaissance en droit de cette valeur affirmée de l'environnement permet de remettre en cause les "calibrages" qui ont lieu lorsqu'il s'agit d'évaluer si oui ou non un dommage à l'environnement doit être réparé (indemnisation ou remise en état). On peut illustrer ce dernier point avec la définition du dommage donnée par la CRC, objet de cette note. La CRC définit le dommage à l'article 1§6 sous a):

 

“Dommage par pollution” signifie le préjudice ou le dommage causé à l’extérieur du navire par une contamination survenue à la suite d’une fuite ou d’un rejet d’hydrocarbures du navire, où que cette fuite ou ce rejet se produise, étant entendu que les indemnités versées au titre de l’altération de l’environnement autres que le manque à gagner dû à cette altération seront limitées au coût des mesures raisonnables de remise en état qui ont été effectivement prises ou qui le seront." (nous soulignons)

 

Le critère de "raisonnabilité" pose problème en droit de la responsabilité environnementale: plus le préjudice à l'environnement est reconnu, plus les mesures de remise en état (il faut entendre les coûts liés à cette remise en état) seront considérées raisonnables, car elles auront un fondement solide (la reconnaissance en droit de la valeur intrinsèque écocentrée de l'environnement). On peut d'ailleurs relever que cette notion de "raisonnable" a donné lieu à de nombreux débats non seulement en doctrine mais aussi en pratique, lorsque les Etats et victimes ont bataillé avec le FIPOL afin de déterminer ce qui pouvait donner lieu à indemnisation.

 

L'affirmation par la Cour de Cassation du préjudice écologique pur n'a pas seulement une dimension conceptuelle. Cette affirmation est aussi cohérente si l'on prend du recul. La reconnaissance du préjudice écologique est fermement ancrée dans un mouvement tant jurisprudentiel que législatif.

Les juridictions françaises (tant civiles qu'adminisatratives) ont en effet depuis de nombreuses années confortées la reconnaissance du préjudice écologique pur. Cet ancrage est conforté du point de vue administratif par la Directive 2004/35 sur la responsabilité environnementale transposée en droit national par la loi n° 2008-757 du 1er août 2008 relative à la responsabilité environnementale et à diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de l'environnement. Cet ancrage va être conforté en droit civil par la proposition de loi visant à inscrire la notion de préjudice écologique dans le code civil.

Cette proposition de loi est crucial et reproduite (partiellement) ci-dessous:

 

N° 546

 

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2011-2012

Enregistré à la Présidence du Sénat le 23 mai 2012

PROPOSITION DE LOI

visant à inscrire la notion de préjudice écologique dans le code civil,

(...)

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La prise de conscience de l'importance des enjeux environnementaux a donné lieu, depuis déjà plusieurs années, à des évolutions juridiques conséquentes visant à prévenir et sanctionner les atteintes au patrimoine naturel.

Dans ce vaste mouvement général, de dimension internationale, la France a pris ses responsabilités : avec l'inscription dans le bloc de constitutionnalité de la Charte de l'environnement en 2004, avec la création d'un régime de responsabilité environnementale grâce à la loi du 1er aout 2008 transposant en droit français la directive européenne n° 2004/35/CE du 21 avril 2004, ou même encore avec les évolutions jurisprudentielles en faveur de l'indemnisation des atteintes à l'environnement.

L'affaire du naufrage de l'Erika a constitué dans ce domaine une véritable avancée juridique puisque la cour d'appel de Paris, dans son arrêt du 30 mars 2010, a clairement reconnu un « préjudice écologique résultant d'une atteinte aux actifs environnementaux non marchands, réparables par équivalent monétaire ». Rappelons que la marée noire causée par le naufrage de l'Erika avait provoqué un dommage environnemental considérable : 400 kilomètres de côtes françaises souillées, du Finistère jusqu'à la Charente Maritime.

Dans le même esprit, le Conseil constitutionnel a affirmé, dans une décision du 8 avril 2011, un principe général pesant sur tous et sur chacun concernant le devoir de vigilance à l'égard des atteintes à l'environnement.

Ainsi, progressivement, le préjudice écologique a fait son apparition dans le droit français. La reconnaissance en tant que telle de l'atteinte à l'environnement, indépendamment des dommages matériels et moraux, constitue sans nul doute une véritable révolution juridique. Une révolution attendue et nécessaire, synonyme de dissuasion et de réparation.

Mais cette révolution juridique reste aujourd'hui encore trop fragile, en raison notamment de restrictions dans le champ d'application de la loi du 1er aout 2008 qui limite les mesures de réparation aux dommages les plus graves, mais surtout d'une absence de formalisation dans notre code civil. Dans les affaires relevant du préjudice écologique, on constate que la jurisprudence hésite parfois à indemniser des dommages qui, par définition, n'ont pas de caractère personnel.

Il est donc temps de franchir une nouvelle étape ; de sécuriser ce qui a été progressivement construit ces dernières années et qui doit être aujourd'hui pleinement intégré dans notre droit positif. Ainsi, et dans la continuité des propositions formulées par la Commission environnement du Club des juristes dans son rapport intitulé : « Mieux réparer le dommage environnemental » (Y. AGUILA dir., janvier 2012), nous devons adapter notre régime de responsabilité civile afin de donner une traduction concrète et efficace à l'indemnisation du préjudice écologique. La réparation du dommage environnemental est aujourd'hui une exigence constitutionnelle, inscrite dans la Charte de l'environnement : il est nécessaire de définir clairement son fondement juridique et la forme que cette réparation doit prendre.

Il ne s'agit en aucun cas de judiciariser à l'excès la vie économique mais de garantir une meilleure sécurité juridique en même temps qu'une protection efficace de notre environnement qui, comme le rappelle l'article L. 110-1 du code de l'environnement, constitue « le patrimoine commun de la Nation ». Bien au contraire, protéger notre patrimoine naturel, qui constitue une véritable richesse, en s'assurant que les atteintes qu'il peut subir seront sanctionnées et réparées, contribue à l'attractivité de nos territoires.

La présente proposition de loi a donc pour objet d'insérer un article 1382-1 dans le code civil donnant un fondement juridique incontestable au préjudice écologique et à son indemnisation.

PROPOSITION DE LOI

Au livre III du code civil, après l'article 1382, il est inséré un article 1382-1 ainsi rédigé :

« Art1382-1 - Tout fait quelconque de l'homme qui cause un dommage à l'environnement, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.

« La réparation du dommage à l'environnement s'effectue prioritairement en nature. »

 

 

 

Si l'on compare donc d'une part le droit de l'Union Européenne et le droit national (tant jurisprudentiel que législatif) et le droit international d'autre part, on ne peut que constater que le droit international est à la traîne, comme l'exemple de la CRC le démontre bien. 

 

Conclusion

 

L'arrêt de la Cour de Cassation comble les problèmes qui se posent du fait des insuffisances du système de responsabilité mis en place au niveau international.
 D'une part, la Cour de Cassation rejette l'immunité de l'affréteur (TOTAL). La Cour le fait en se fondant sur le texte de droit international: elle affirme la faute de témérité dans le chef de l'affréteur. Cette faute, comme le prévoit la Convention internationale, fait par exception échec à l'immunité de principe de l'affréteur.

D'autre part, et là la Cour prend franchement ses distances avec la Convention internationale, la Cour affirme la notion de préjudice écologique qui est nettement plus étendue que la notion de dommage à l'environnement "traditionnelle". Sont en effet alors pris en compte des éléments qui échappaient jusque-là à la consécration juridique en matière de responsabilité (par exemple les ecosystèmes ou les services environnementaux). Le centre de gravité ne repose plus sur les effets du dommage à l'environnement pour l'homme (perte économique due à la baisse de fréquentation des hôtels ou impossibilité de pêcher, effets néfastes sur la santé humaine ...). A cet égard, il faut relever que la Cour de Cassation confirme un mouvement jurisprudentiel en droit interne et en voie de consécration législative (en droit civil, car la notion était déjà reconnue en droit de la responsabilité environnementale de type "administrative"). Ce mouvement est tout aussi certain en droit de l'Union Européenne (droit dérivé et jurisprudence).

On ne peut que constater qu'à cet égard le droit international est à la traîne. Le droit international reconnait le dommage à l'environnement et le préjudice écologique, mais d'une façon très restreinte. C'est notamment le cas de la Convention internationale sur la responsabilité civile en cas de déversement d'hydrocarbures. On ne peut que remarquer (saluer) l'arrêt de la Cour de Cassation qui, comme les Cours de l'Union Européenne l'avaient fait avant elle, ont une approche dynamique qui permet de combler (contourner?) les limites du droit international.

 

Observations (Philippe Weckel)

Une convention internationale sur la responsabilité civile est une convention de droit international privé. Armelle Gouritin dirige sa critique vers le droit international privé, pas vers le droit international. On observera tout de même que l'objet à la traîne progresse aussi vite que le navire et que son retard n'excède pas la longueur de la corde.

L'arrêt de la Cour de cassation porte directement sur une question de droit international qui est aussi un élément essentiel et problématique du droit de la mer : la répartition des compétences entre l'Etat côtier et l'Etat de pavillon. Cet aspect sera abordé la semaine prochaine dans une autre note. 

Bulletin numéro 317