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Soumis par Tavernier Julie le 8 July 2012

Suite à son accession à l’indépendance le 26 juin 1991, la Slovénie a mis en place une procédure règlementant l’accession à la nationalité de l’Etat nouvellement indépendant des ressortissants d’autres Républiques de l’ex-République socialiste fédérative de Yougoslavie (ci-après ex-RSFY), qui bénéficiaient, avant l’indépendance, du statut de résident permanent en Slovénie. Faute d’en avoir fait la demande dans le court délai imparti, ou de répondre aux critères imposés par la législation, de nombreux résidents permanents (environ 25.000) n’obtinrent pas la nationalité slovène. A l’échéance du délai fixé pour introduire une demande de nationalité, le 26 février 1992, ces personnes furent « effacées » du registre des résidents permanents et leurs noms transférés sur le registre des étrangers. Suite à « l’effacement », ils devinrent soit des étrangers en situation irrégulière en Slovénie soit des apatrides. Evidemment, la perte de leur statut juridique eu diverses conséquences néfastes sur cette population : perte de possibilités d’emploi, problèmes de logement, impossibilité de quitter le territoire slovène faute de pouvoir y revenir, perte de leurs effets personnels (y compris leurs papiers d’identité)… En 1999, la Cour constitutionnelle slovène a estimé inconstitutionnelle la loi sur les étrangers adoptée en 1991 car elle ne réglait pas la situation des « effacés ». La législation sur le statut juridique, adoptée suite à la décision de la Cour constitutionnelle, a été jugée partiellement inconstitutionnelle en 2003, notamment car elle ne permettait pas l’octroi aux « effacés » de permis de séjour permanents avec effet rétroactif. Onze requérants, nationaux d’autres Etats de l’ex-RSFY ou apatrides, avaient saisi la Cour EDH afin de contester l’impossibilité d’acquérir la nationalité slovène, puis leur « effacement » du registre des résidents permanents. Dans un arrêt rendu en 2010 (Cour EDH, Kurić et autres c. Slovénie, 13 juillet 2010, requête n° 26828/06), la Chambre avait conclu à la violation des articles 8 et 13 de la Convention. Renvoyée devant la Grande Chambre (Cour EDH, Grande Chambre, Kurić et autres c. Slovénie, 26 juin 2012, requête n° 26828/06) à la demande du gouvernement slovène, l’affaire devait à nouveau donner lieu au même constat de violation, augmenté d’une violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8.  Après le prononcé de l’arrêt de Chambre, la loi modifiée sur le statut juridique, censée mettre en œuvre la décision de la Cour constitutionnelle de 2003, est entrée en vigueur. Dans sa motivation des différents constats de violation, la Cour s’est largement appuyée sur la jurisprudence constitutionnelle slovène, preuve, comme le souligne le juge Zupancic que «la défense nationale des droits constitutionnels est la meilleure antichambre » de la protection européenne des droits de l’homme.

De quelques incohérences au stade de la recevabilité

Des onze requérants initiaux, les griefs de seuls six d’entre eux firent l’objet d’un examen au fond devant la Grande Chambre. C’est donc d’une affaire « écrémée » qu’a eu à connaître la formation la plus solennelle de la juridiction strasbourgeoise ; un écrémage dont les méthodes soulèvent quelques incohérences.

En 2010, la Chambre avait déclaré que deux requérants qui s’étaient vu octroyer des permis de séjour avec effet rétroactif ne pouvaient plus prétendre à la « qualité de victime », la délivrance desdits permis constituant un redressement « adéquat » et « suffisant » pour les griefs formulés par eux sur le terrain des articles 8, 13 et 14 de la Convention. L’appréciation du caractère « adéquat » et « suffisant » du redressement peut laisser songeur – les requérants n’ayant obtenu aucune réparation pour les violations de leurs droits pendant plusieurs années – d’autant qu’en 2012, la Grande Chambre arrive au constat inverse au sujet de six autres requérants se trouvant dans une situation identique. Ces derniers, après le prononcé de l’arrêt de chambre, obtinrent des permis de séjour  ex tunc ou ex nunc. Estimant que « le cas d’espèce se caractérise notamment par la préoccupation générale concernant le respect des droits de l’homme suscitée par ‘l’effacement’ » et eu égard à la durée de la situation litigieuse, la Grande Chambre conclut que l’octroi des permis de séjour permanent n’a pas constitué un redressement « approprié » et « suffisant » (§ 267). Conscients du non-sens dont ils allaient accoucher, les juges européens avertirent qu’il était « possible que cet examen aboutisse, malgré la similitude des faits en cause, à des conclusions différentes de celles auxquelles la chambre est parvenue (…). Pareille situation est une conséquence inévitable de la limitation de la compétence de la Grande Chambre » (§ 264) qui « ne peut pas examiner les parties de la requête que la chambre a déclarées irrecevables » (§ 235). La Cour avait déjà précisé plus haut qu’elle ne voyait «  aucune raison de s’écarter en l’espèce de ce principe » (§235).

L’égalité de traitement entre des requérants se trouvant dans une situation identique et la cohérence de la jurisprudence de la Cour ne pouvaient-elles pas constituer des motifs valables de s’écarter de cette règle procédurale ? En effet, des requérants dans une situation identique, parties à la même procédure, sont traités de manière différente, et ce par deux formations d’une même juridiction. Si l’on en croit la Grande Chambre, aucune réparation suffisante n’a été offerte au niveau national à aucun d’entre eux, mais seuls certains jouiront d’une réparation obtenue au plan international…les autres étant victimes d’un double déni de justice, « revictimisés » a posteriori par la Cour de Strasbourg. L’encadrement de la compétence de la Grande Chambre n’est donc pas dénué de conséquences (graves) tant sur la protection des droits individuels que sur la cohérence de la jurisprudence. Il s’agit en somme d’un (dés)aveu : la Chambre s’est trompée, la Grande Chambre ne peut y remédier.

A ce propos, les juges Kovler et Kalaydjieva s’insurgent : « Nous regrettons le point de vue de la majorité selon lequel les conclusions controversées de la chambre sur la qualité de victime de MM. Petres et Jovanovic constituent un ‘obstacle procédural’ à la compétence de la Grande Chambre car il permet un résultat manifestement différent dans des affaires individuelles identiques » (Opinion séparée des juges Kovler et Kalaydjieva).

D’autre part, deux requêtes ont été écartées pour non-épuisement des voies de recours internes, leurs auteurs n’ayant pas fait les démarches nécessaires pour obtenir un permis de résident permanent alors même que la Cour juge les voies de recours internes contre un refus d’octroyer un permis de séjour ineffectives sous l’angle de l’article 13. Dans leur opinion en partie dissidente commune, plusieurs juges relèvent cette contradiction : « De deux choses l’une. Ou bien il y a des recours qui répondent aux critères d’adéquation et d’effectivité ou bien il n’y en a pas. En optant pour la deuxième branche de l’alternative, la Cour aurait, à notre avis, dû rejeter également l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes pour ce qui est de M. Dabetić et de Mme Ristanović. Le fait que ces deux requérants n’ont ni tenté d’obtenir un permis de séjour ni pris de mesure pour régulariser leur statut de résident (paragraphes 289-294 de l’arrêt) n’est pas pertinent pour conclure au non-épuisement des voies de recours internes. » (Opinion en partie dissidente commune aux juges Bratza, Tulkens, Spielmann, Kovler, Kalaydjieva, Vucinic et Raimondi).

Une confirmation : « l’effacement » des requérants s’analyse en une violation de l’article 8 de la Convention

Les requérants se plaignaient d’avoir été arbitrairement privés de la possibilité de conserver leur statut de résident permanent en Slovénie. Si, comme la Chambre, la Grande Chambre parvient à un constat de violation de l’article 8, le raisonnement de cette dernière n’est pas entièrement calqué sur l’arrêt de 2010. D’une part, toute référence, même indirecte, au droit à la nationalité est abandonnée. Bien qu’elle n’avait pas analysé l’affaire sous cet angle - la requête en tant qu’elle concernait l’impossibilité d’acquérir la nationalité slovène ayant été déclarée incompatible ratione temporis avec la Convention - la Chambre avait souligné que « le droit d’acquérir ou de conserver une nationalité particulière n’est garanti, comme tel, ni par la Convention ni par ses Protocoles. Néanmoins, elle n’exclut pas qu’un refus arbitraire d’octroyer la nationalité puisse, dans certaines conditions, poser un problème sous l’angle de l’article 8 de la Convention en raison de l’impact d’un tel refus sur la vie privée de l’individu » (§ 353 de l’arrêt de Chambre). D’autre part, la Grande Chambre procède à une analyse non seulement de la légalité de la mesure mais également de sa nécessité.

Dans l’appréciation de l’applicabilité de l’article 8 aux faits qui lui sont soumis, la Grande Chambre endosse la démonstration de la Chambre et conclut que « ‘l’effacement’ a porté et continue de porter atteinte [aux droits des requérants] découlant de l’article 8 » (§ 339), les requérants pouvant se prévaloir d’une vie privée et/ou familiale en Slovénie dans la mesure où ils y résidaient depuis plusieurs années, voire des décennies.

Quant à la légalité de la mesure, la Grande Chambre constate que si les requérants pouvaient prévoir que s’ils ne demandaient pas la nationalité slovène ils seraient traités comme des étrangers, « ils ne pouvaient pas raisonnablement prévoir, en l’absence de toute disposition à cet effet, que leur condition d’étranger entraînerait l’illégalité de leur séjour sur le territoire slovène et conduirait à une mesure aussi extrême que l’ « effacement », d’autant que cet effacement « a été effectué automatiquement et sans notification préalable » (§ 343). La mesure ne répondait donc pas à l’exigence de prévisibilité. L’illégalité du transfert des noms des personnes effacées du registre des résidents permanents au registre des étrangers non titulaires d’un permis de séjour et du passage de la condition de personne « effacée » à celle d’étranger avait déjà été soulignée par la Cour constitutionnelle en 1999. Selon la Cour, l’adoption en juillet 2010 de la loi modifiée sur le statut juridique, censée mettre en œuvre la décision de la Cour constitutionnelle de 2003 ne change rien au constat suivant : « jusqu’en 2010 au moins, le système juridique interne ne réglait pas clairement les conséquences de l’effacement et le statut de résidant de ceux qui y avait été soumis » (§ 344).

Malgré le constat selon lequel « l’effacement » n’était pas prévu par la loi, se suffisant à lui-même pour conclure à la violation de l’article 8, la Grande Chambre, eu égard aux « circonstances particulières de l’espèce, et compte tenu des vaste répercussions de l’ « effacement », la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner si, indépendamment du fait qu’elle ne reposait pas sur une base légale suffisante, cette mesure poursuivait un but légitime et était proportionnée à ce but » (§ 350).

L’adoption des lois sur l’indépendance visait la création d’un corps de citoyens slovènes et permettait ainsi de protéger les intérêts de la sécurité nationale du pays, ce qui constitue un but légitime. La Cour rappelle que la compétence souveraine de l’Etat de contrôler l’entrée et le séjour des étrangers sur leur territoire se voit limitée par la nécessité de ne pas porter atteinte de manière disproportionnée à la vie privée et/ou familiale des individus. En l’espèce, la perte de tout statut juridique des requérants qui jouissaient en tant que ressortissants de l’ex-RSFY de toute une série de droits sociaux et politiques a eu pour eux un certain nombre de conséquences néfastes. A l’argument selon du gouvernement selon lequel l’effacement avait été opéré car les requérants n’avaient pas cherché à acquérir la nationalité slovène la Cour rétorque qu’un « étranger résidant légalement dans un pays peut continuer à y vivre sans forcément en acquérir la nationalité » (§ 357). Recourant à la théorie des obligations positives, la Cour estime que dans les circonstances particulières de l’espèce, « l’Etat aurait dû régulariser le statut de résident des ressortissants de l’ex-RSFY afin d’éviter que la non-acquisition  de la nationalité slovène ne porte atteinte de façon disproportionnée aux droits des « personnes effacées » découlant de l’article 8 » (§ 359). Dans son opinion séparée, la Juge Vucinic regrette la timidité de la Cour qui, selon elle, « avait là une excellente occasion de dire que [le droit à la personnalité juridique] est inhérent à l’article 8 de la Convention ».

Une évolution : la situation des « effacés » constitue une discrimination fondée sur la nationalité

Le principal apport de l’arrêt de Grande Chambre réside dans le constat de la violation de l’article 14 de la Convention auquel la Chambre s’était refusée, n’estimant pas nécessaire de se prononcer sur ce terrain eu égard à son constat de violation de l’article 8. Sous cet angle, les requérants alléguaient avoir été traités de manière moins favorable que les étrangers non ressortissants d’autres Républiques de l’ex-RSFY, dans la mesure où les permis de séjour de ces derniers restèrent valides après la déclaration d’indépendance de la Slovénie.

Après avoir rappelé que « la discrimination consiste à traiter de manière différente sans justification objective et raisonnable des personnes placées dans des situations comparables » (§ 386), la Cour constate qu’après l’indépendance de la Slovénie, les ressortissants d’autres Républiques de l’ex-RSFY et les autres étrangers se trouvaient dans une situation comparable. Or, alors que les premiers ont été « effacés », et ont par suite perdu leur titre de séjour, les permis de séjour des seconds sont restés valides.  

Cette différence de traitement fondée sur la nationalité ne poursuivait aucun but légitime ; par conséquent, elle ne reposait pas sur une justification objective et raisonnable, condition pour qu’une différence de traitement ne soit pas discriminatoire. Alors qu’ils jouissaient d’un statut « privilégié » avant la déclaration d’indépendance de la Slovénie, en tant que ressortissants d’une autre entité de la fédération yougoslave, les requérants se retrouvèrent après cette date dans une situation défavorable. La Cour n’a pas été insensible à l’ampleur de la « déclassification » à laquelle ont été soumis les requérants et considère « que la législation en cause a fait peser une charge excessive et disproportionnée sur les ressortissants de l’ex-RSFY » (§ 394). En se prononçant ainsi, la Cour EDH se rallie à la position adoptée par la Cour constitutionnelle slovène en 1999. Celle-ci avait en effet jugé que « les ‘personnes effacées’ se trouvaient dans une situation juridique moins favorable que les ‘véritables’ étrangers qui résidaient en Slovénie avant l’indépendance » (§ 395).

Mise en œuvre de la procédure pilote

En 2010, la Chambre avait déjà indiqué à l’Etat, sous l’angle de l’article 46 de la Convention, les mesures générales et individuelles qu’il y avait lieu d’adopter. Les violations constatées résultant de l’inobservation de la décision de la Cour constitutionnelle de 2003, le juge de Strasbourg demandait aux autorités slovènes d’adopter une loi appropriée et de régulariser la situation de chaque requérant par la délivrance d’un permis de séjour permanent rétroactif. Cependant, cette injonction ne s’était pas accompagnée du gel des affaires « clones ». La Grande Chambre rend pour sa part un arrêt marqué par les trois « temps forts » de la procédure dite « pilote » (Voir D. SZYMCZAK, « Le droit à indemnisation dans le cadre des ‘procédures pilotes’ », in J-F Flauss et E. Lambert Abdelgawad, La pratique d’indemnisation par la Cour européenne des droits de l’homme, Burxelles, Bruylant, 2011, p.276). Après avoir constaté l’existence d’un problème structurel – l’impossibilité pour les « effacés » d’obtenir réparation au niveau national pour les années pendant lesquelles ils s’étaient trouvés dans une situation de vulnérabilité et d’insécurité juridique – la Cour décide d’indiquer au gouvernement défendeur la mise en place d’un système d’indemnisation ad hoc au niveau interne dans un délai d’un an et ajourne l’examen de toutes les requêtes similaires dans l’attente de l’adoption desdites mesures (§ 415). 

Bulletin numéro 312