L’interprétation du droit à la protection de la famille (article 17 CADH) par la Cour interaméricaine des droits de l’homme résidait jusqu’il y a peu exclusivement dans son avis consultatif n° 17 (Condición Jurídica y Derechos Humanos del Niño. Opinión Consultiva OC-17/02 del 28 de agosto de 2002. Serie A No. 17), et dans une moindre mesure dans l’arrêt Gelman c. Uruguay (Corte IDH. Caso Gelman Vs. Uruguay. Fondo y Reparaciones. Sentencia de 24 de febrero de 2011 Serie C No. 221 ; voir aussi le résumé officiel). A ce corpus s’ajoutent désormais deux arrêts récents : Atala Riffo y niñas c. Chili (Corte IDH. Caso Atala Riffo y Niñas Vs. Chile. Fondo, Reparaciones y Costas. Sentencia del 24 de febrero de 2012. Serie C No. 239 ; voir aussi le résumé officiel) et Forneron e hija c. Argentine (Corte IDH. Caso Forneron e hija Vs. Argentina. Fondo, Reparaciones y Costas. Sentencia de 27 de abril de 2012 Serie C No. 242 ; voir aussi le résumé officiel). Tous deux vont dans le sens de la promotion d’une conception « ouverte » de la famille.
M., la fille du requérant, M. Forneron, a été remise le lendemain de sa naissance par sa mère en garde pré-adoptive à un couple (ci-après le « couple B-Z) sans le consentement du requérant. Quelques semaines plus tard, le « couple B-Z » introduisit une procédure afin de se voir octroyer par un juge la garde de l’enfant. La procédure tarda plus de trois ans, ce qui fonda en partie la décision de la juridiction de dernière instance d’accorder la garde de M. au « couple B-Z ». Cinq années après la naissance de l’enfant, un tribunal argentin a prononcé l’adoption plénière de celle-ci par le « couple B-Z », contre la volonté du requérant et en se fondant notamment sur la relation qui s’était nouée entre l’enfant et le couple qui en avait eu jusque-là la garde. Monsieur Forneron avait été informé de la grossesse de la mère de sa fille alors que celle-ci était déjà à un stade avancé. A partir de ce moment, il a toujours fait valoir sa volonté de prendre l’enfant à sa charge. Un mois après la naissance de l’enfant, le requérant reconnut légalement sa fille et la paternité fut établie quelques mois plus tard grâce à des tests ADN. Ce dernier n’a pas de contact avec sa fille ; l’Etat n’ayant pas mis en œuvre un régime de visites malgré les multiples demandes du père en ce sens pendant plus de dix ans.
Soupçonnant un possible échange de l’enfant contre de l’argent, le Ministère public sollicita une enquête sur les faits. Constatant l’inexistence de toute conduite délictueuse, le juge d’instruction ordonna le classement de l’affaire. Cette décision a été confirmée par la Chambre pénale de Gualeguay au motif que les faits relatifs à la supposée « vente » de l’enfant ne tombaient sous le coup d’aucune infraction pénale.
Parallèlement à la procédure relative à la garde de l’enfant, le père biologique de M. introduisit un recours en vue d’obtenir un droit de visite. Après plus de 10 années de procédures, les parties tombèrent d’accord pour que soit mis en œuvre un régime de visites.
La Commission interaméricaine des droits de l’homme alléguait la violation du droit aux garanties judiciaires (article 8 CADH), à la protection judiciaire (article 25 CADH), à la protection de la famille (article 17 CADH) et aux droits de l’enfant (article 19 CADH). La Cour précise qu’elle examinera les violations alléguées à la lumière du corpus juris international de protection des droits de l’enfant. Réaffirmant sa jurisprudence antérieure (voir notamment Caso de los “Niños de la Calle” (Villagrán Morales y otros) vs. Guatemala. Fondo. Sentencia de 19 de noviembre de 1999. Serie C n° 63, §194; Caso Gelman vs. Uruguay, précité), le juge estime que “este corpus juris debe servir para definir el contenido y los alcances de las obligaciones que ha asumido el Estado cuando se analizan los derechos de niños y niñas” (§45).
Garanties judiciaires (articles 8 et 25 CADH en relation avec les articles 17.1, 1.1 et 19 CADH)
D’une part, la Cour conclut à la violation de l’article 8.1 pour dépassement du délai raisonnable quant aux procédures relatives à la garde de l’enfant et au régime de visites. Rappelant que ce délai doit être évalué à l’aune de la complexité de l’affaire, du comportement du requérant, de la conduite des autorités judiciaires et de l’impact de la procédure sur la situation juridique des personnes concernées, la Cour juge que les deux procédures, qui ont duré respectivement plus de trois et dix ans, excédèrent largement ce qui peut être considéré comme un délai raisonnable. En effet, la Cour relève que l’affaire ne présente pas une complexité particulière et que le requérant avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour faire avancer la procédure ; la Cour rappelant au passage que c’est aux autorités judiciaires qu’incombe la responsabilité d’accélérer la procédure. Quant à la conduite des autorités et aux effets de la procédure sur les intéressés, la Cour relève que les tribunaux n’ont pas pris en compte la particularité de l’affaire où l’écoulement du temps emportait des conséquences significatives, irréversibles et irrémédiables sur la situation du requérant et de sa fille. C’est notamment l’écoulement du temps, et donc le retard dans les procédures, qui fonda la décision du juge interne d’octroyer la garde de l’enfant au « couple B-Z », et par là la négation de leur droit à la protection de la famille.
En outre, la Cour juge que les autorités judiciaires, dans le cadre de la procédure concernant la garde de la fillette, n’ont pas agi avec la diligence et la célérité nécessaires dans des procédures concernant des mineurs. Pour arriver à cette conclusion, le juge interaméricain relève que l’adoption simple de M. a été prononcée au mépris de la légalité – le père s’opposant à ce que sa fille soit confiée au « couple B-Z » -, en l’absence de preuves sur la l’incapacité du père à s’occuper de sa fille, sur le fondement de stéréotypes quant à la notion de famille et sur le retard des procédures judiciaires. La Cour se montre particulièrement attentive aux considérations des juridictions internes sur la notion de famille dans un paragraphe dont le titre - « estereotipos en la fundamentación de la decisión de guarda » - traduit assez explicitement la position du juge de San José. La juridiction de première instance, dont la décision fut confirmée en dernier ressort, avait estimé pertinent de retenir les éléments suivants pour conclure que M. n’avait pas de famille biologique: l’inexistence d’une relation stable entre les parents biologiques d’une durée d’au moins douze mois ; le fait la mère biologique entretenait au moins une autre relation et que l’enfant n’était donc pas le fruit de l’amour ni du désir de former une famille ; l’absence de figure maternelle si le père biologique venait à se charger de l’enfant. La Cour reproche aux juridictions internes de ne pas avoir explicité les conséquences sur le bien-être de l’enfant de l’absence d’amour entre ses parents ou du fait qu’elle grandisse dans une famille monoparentale, rejetant ainsi l’idée d’un concept « fermé » de famille. Les paragraphes 98-100 de l’arrêt sont particulièrement pertinents :
“98. Este Tribunal ha dicho anteriormente que en la Convención Americana no se encuentra determinado un concepto cerrado de familia, ni mucho menos se protege sólo un modelo de la misma . Adicionalmente la Corte Interamericana ha establecido que el término “familiares” debe entenderse en sentido amplio, abarcando a todas las personas vinculadas por un parentesco cercano . Por otra parte, no hay nada que indique que las familias monoparentales no puedan brindar cuidado, sustento y cariño a los niños. La realidad demuestra cotidianamente que no en toda familia existe una figura materna o una paterna, sin que ello obste a que ésta pueda brindar el bienestar necesario para el desarrollo de niños y niñas.
99. Asimismo, esta Corte ya ha establecido que una determinación a partir de presunciones y estereotipos sobre la capacidad e idoneidad parental de poder garantizar y promover el bienestar y desarrollo del niño no es adecuada para asegurar el interés superior del niño . Adicionalmente, el Tribunal considera que el interés superior del niño no puede ser utilizado para negar el derecho de su progenitor por su estado civil, en beneficio de aquellos que cuentan con un estado civil que se ajusta a un determinado concepto de familia.
100. Las decisiones judiciales analizadas no velaron efectivamente por el interés superior de la niña y por los derechos del padre y se basaron en aseveraciones que revelan una idea predeterminada sobre las circunstancias en las que se produjo su paternidad, y sobre que un progenitor solo no puede hacerse cargo de un hijo.”
D’autre part, la Cour conclut à la violation du droit à un recours effectif (article 25.1 CADH) dans la mesure où les recours introduits par le requérant ne lui ont pas offert une réponse effective et idoine pour protéger son droit ainsi que celui de sa fille à la protection de la famille.
Droit à la protection de la famille (article 17 CADH en relation avec les articles 8.1, 25.1, 1.1 et 19 CADH)
Selon la Cour, les interférences les plus graves de l’Etat dans le droit à la protection de la famille sont celles qui conduisent à la division de celle-ci. En ce sens, la séparation d’un enfant d’avec sa famille ne peut être conforme à la Convention américaine que si elle est prévue par la loi, dument justifiée par l’intérêt supérieur de l’enfant et si elle présente un caractère exceptionnel et si possible temporaire.
La violation de l’article 17 CADH repose sur plusieurs fondements. D’abord, l’Etat n’a pas respecté l’exigence de légalité de la restriction du droit à la protection de la famille, les juridictions internes ayant prononcé l’adoption de M. par le « couple B-Z » sans le consentement du père biologique.
Dans un raisonnement largement basé sur les dispositions des articles 8 et 9 de la Convention relative aux droits de l’enfant, la Cour démontre ensuite que l’exigence du caractère exceptionnel de la séparation n’a pas non plus été respectée. Les juridictions internes n’ont pas pris en considération de la volonté du père de prendre sa fille à sa charge et n’ont pas démontré qu’étaient réunies les circonstances exceptionnelles permettant de surmonter la volonté du père (mauvais traitements…). Enfin, la Cour ajoute que l’impossibilité pour l’enfant d’avoir grandi avec sa famille biologique et d’avoir pu créer des liens avec elle, faute que soir mis en oeuvre un régime de visites, a emporté violation de son droit à l’identité.
Obligation d’adopter des dispositions de droit interne (article 2)
La législation pénale argentine n'incrimine pas la « vente » d’enfant. La lecture combinée des articles 19 CADH et 35 de la Convention relative aux droits de l’enfant fonde une obligation pour l’Etat d’adopter toutes les mesures nécessaires pour protéger les enfants, en se dotant notamment d’une législation pénale tendant à empêcher la vente d’enfants. La Cour conclut donc à la violation de l’article 2 CADH en relation avec les articles 19, 8.1, 25.1 et 1.1.
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Session ordinaire de la Cour IADH et Cours spécialisés pour Fonctionnaires d’Etat de l’Institut interaméricain des droits de l’homme. Karine RINALDI, Bulltetin Sentinelle n° 136
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CIADH, Affaire Castañeda Gutman c. Etats-Unis du Mexique. Karine RINALDI, Bulletin Sentinelle n° 160