La légitimité démocratique s’impose progressivement comme un principe de droit international contemporain. Ce principe est apparu d’abord à travers le droit de chaque peuple au libre choix de ses gouvernants. A vrai dire ce principe ne postulait, pas à l’origine, automatiquement le choix d’un régime démocratique par le peuple réputé souverain; il s’agissait bien plus d’un droit induit du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes formulé dans le contexte de la décolonisation des années 1960 que de l’affirmation d’un principe de légitimité démocratique, qui serait apparu à cette époque-là comme une ingérence inacceptable dans les affaires intérieures d’un Etat.
L’idée du fondement démocratique du pouvoir est cependant contenue déjà dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. L’article 21 de la Déclaration est assez clair à cet égard. Il y a lieu dans cet ordre d’idée de mentionner dans le même sens l’article 1er commun aux deux Pactes internationaux relatifs des droits de l’homme de 1966 et plus particulièrement l’article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il apparaît ainsi que le droit international positif reconnaît un droit des peuples à la démocratie et à des « élections périodiques, honnêtes, au suffrage universel et égal et au scrutin secret, assurant l’expression libre de la volonté des électeurs ».
Ce principe de légitimité démocratique est réaffirmé dans la production normative de l’Assemblée générale ainsi qu’au cours de diverses conférences internationales. Il constitue désormais, avec l’exigence de l’Etat de droit et le respect des droits de l’homme, la pierre angulaire de la gouvernance politique de l’Etat moderne.
Le principe de légitimité démocratique connaît désormais un développement important et une pratique fort intéressante au niveau régional et sous-régional, en Afrique certes, mais aussi en Amérique et en Europe.
En Afrique, il s’est affirmé et ne cesse de se conforter depuis l’avènement de l’Union africaine. On rappellera à ce sujet notamment les dispositions pertinentes de l’Acte constitutif de l’Union africaine et plus particulièrement la Charte africaine pour la démocratie, les élections et la gouvernance entrée en vigueur le 15 février 2012 ainsi que la Déclaration sur le cadre de l’OUA face aux changements anticonstitutionnels de gouvernement, dite Déclaration de Lomé de juillet 2000.
Au niveau sous-régional, la pratique ouest-africaine est incontestablement la plus étoffée à cet égard. Le texte majeur adopté dans ce domaine par la CEDEAO est le Protocole A/SP1/12/01 sur la démocratie et la bonne gouvernance, additionnel au Protocole relatif au Mécanisme de prévention, de gestion, de règle des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité, fait à Dakar le 21 décembre 2001. Depuis l’adoption de ce Protocole, la CEDEAO a mis en œuvre son mécanisme de suivi et de sanction des cas de conquête anticonstitutionnelle du pouvoir ou de conservation antidémocratique de celui-ci, notamment en Mauritanie en 2008 et en Côte d’Ivoire en 2010-2011. Cette pratique s’est enrichie récemment encore à la suite des coups d’Etat qui se sont produits en mars et avril 2012 respectivement au Mali et en Guinée Bissau.
Le 25 mars 2012, M. Macky Sall gagne l’élection présidentielle sénégalaise par 65 ,80°/°, contre 34,20°/° pour le Président sortant, M. Abdoulaye Wade. C’est un évènement historique à la fois par l’ampleur de la victoire(ou de la défaite) et en raison du contexte particulier de cette élection. Mais l’écho de cette élection exemplaire est vite couvert par les évènements survenus à Mali trois jours plus tôt et qui retardent l’entrée de l’Afrique dans la normalité démocratique. En effet, le 22 mars 2012, des militaires se sont emparés du pouvoir à Bamako à la suite d’un coup d’Etat aux dépens du Président A. Toumani Touré, démocratiquement élu cinq ans plus tôt et qui devait rendre le pouvoir dans quelques semaines seulement, après l’élection présidentielle prévue le 29 avril. Le Comité national pour le redressement de la démocratie et la restauration de l’Etat(CNRDRE) a suspendu la Constitution, dissout les institutions et adopté dans la précipitation un « Acte fondamental » composé de 70 articles, tenant lieu de « constitution de l’Etat »durant la période transitoire. Bien que le CNRDRE y affirme solennellement « sa détermination de perpétuer un Etat de droit et de démocratie pluraliste dans lequel les droits fondamentaux de l’Homme (…) sont garantis », cet engagement ne pouvait faire oublier la violation initiale de l’interdiction de la conquête anticonstitutionnelle du pouvoir. Il n’est donc pas surprenant qu’au-delà de la condamnation unanime du coup d’Etat, l’organisation sous-régionale directement en charge de la gestion de cette crise ait pris sans retard les mesures de nature à contraindre le retour à l’ordre constitutionnel antérieur. Ainsi, après l’échec de leur tentative d’atterrir à l’aéroport de Bamako, le 29 mars, le Président en exercice de la CEDEAO, le Président ivoirien Alassane D. Ouattara, et ses homologues du Burkina Faso, du Bénin, du Niger et du Liberia se sont repliés à Abidjan pour une réunion de crise. A l’issue cette réunion, ils ont menacé le chef de la junte militaire malienne, le capitaine Amadou Haya Sanogo, de sanctions politiques, économiques et financières s’il ne rendait pas le pouvoir au Président renversé dans les 72 heures ; sans succès. Aussi, au mini-sommet tenu à Dakar le 2 avril en marge de l’investiture du président nouvellement élu, M. Macky Sall, la CEDEAO a-t-elle décidé d’un ensemble de sanctions sévères contre la junte et le Mali : suspension du Mali de touts les instances de la CEDEAO ; rappel des ambassadeurs des Etats membres de la CEDEAO accrédités au Mali pour consultation ; interdiction aux membres du CNDRE et à leurs associés de voyager dans l’espace de la CEDEAO ; fermeture des frontières des Etats de la CEDEAO, sauf pour les cas humanitaires ; gel des avoirs des différents responsables du CNRDRE et de leurs associés dans les pays membres de la CEDEAO ; fermeture au Mali de l’accès aux pays côtiers de la CEDEAO ; gel des comptes du Mali à la BCEAO ; non-approvisionnement des comptes de l’Etat malien dans les banques privées à partir de la BCEAO ; gel des concours financiers à partir de la BOAD et de la BIDC. Face à ces sanctions la junte feignit de plier en acceptant le retour à l’ordre constitutionnel (Déclaration).
Le mini-sommet de Dakar a décidé également de créer une force de 2000 hommes pour intervenir au Mali, le cas échéant. Cette hypothèse d’une intervention militaire pour rétablir l’ordre constitutionnel au Mali était cependant assez aléatoire tant elle paraissait techniquement et financièrement difficile à mettre en œuvre. L’hypothèse était-elle juridiquement contestable ? On a pu le suggérer. Mais on peut penser qu’une intervention militaire au Mali aurait pu se faire soit sur la base d’un droit sous-régional autorisant le recours à la force pour rétablir un ordre constitutionnel démocratique, c’est-à-dire en cas de violation du principe de légitimité démocratique : cette hypothèse n’est pas étrangère au Protocole additionnel de la CEDAO sur la bonne gouvernance et la démocratie ; soit la base plus classique d’une menace ou d’une rupture de la paix et de la sécurité, en l’occurrence sous-régionale. Dans le premier cas, il s’agirait d’une intervention en vertu des dispositions d’un accord sous-régional auquel le Mali a librement souscrit. Dans le second cas, la CEDEAO aurait pu s’appuyer valablement sur le précédent des interventions de l’ECOMOG au Liberia en 1990 et en Sierra Leone en 1997 qui furent entérinées subséquemment par l’OUA puis par le Conseil de sécurité sur la base de la combinaison des dispositions pertinentes du chapitre 7 et du chapitre 8 de la Charte des Nations Unies, même appliqué de façon quelque peu discutable.
Le 6 avril 2012 les parties prenantes à la crise constitutionnelle malienne ont signé « l’Accord cadre de la mise en œuvre de l’engagement solennel » de restaurer rapidement la légalité constitutionnelle au Mali, sous l’égide du Médiateur, le Président de la République du Burkina Faso. A la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement de la CEDEAO réunie à Abidjan le 26 avril 2012, il a été décidé de porter la transition au Mali sur une période de 12 mois au cours desquels les élections présidentielles doivent être organisées pour choisir un nouveau président. La Déclaration finale de la Conférence « demande au CNDRE d’honorer scrupuleusement son engagement pris dans le cadre de l’Accord en respectant l’ordre constitutionnel et en se soumettant aux autorités civiles de la transition. » Pour ce faire les membres de la CNDRE doivent retourner dans les casernes et se consacrer à leur mission régalienne de défense du territoire.
En ce qui concerne la situation en Guinée Bissau, face à la violation du principe de légitimité démocratique, la Conférence réaffirme, non sans une certaine hardiesse, ce qu’elle appelle « le principe fondamental de la « tolérance zéro » pour la prise et le maintien du pouvoir par les moyens non constitutionnels ainsi que le rôle apolitique des militaires dans une démocratie tels que consacrés par le Protocole Additionnel sur la Démocratie et la Bonne Gouvernance ». En effet, le Sommet a condamné fermement le coup d’Etat perpétré par le Commandement militaire et ses associés et a dénoncé l’interruption par la junte du processus de l’élection présidentielle ainsi que la détention du Premier Ministre et du Président par intérim. Les Chefs d’Etat et de Gouvernement ont enjoint au Commandement militaire d’accepter les demandes de la Conférence dans les 72 h, faute de quoi « la CEDEAO imposera, avec effet immédiat, des sanctions diplomatique, économique et financière sur la Guinée Bissau sans exclure des poursuites de la Cour Pénale Internationale (CPI) »
L’usage de la menace de la CPI paraît étrange dans un cas de conquête anticonstitutionnelle du pouvoir. Généralement, ce déploiement du spectre de la CPI est plus fréquent dans les cas de crises impliquant des violations graves avérées des droits de l’homme, hypothèses dans lesquelles il est envisagé dans le cadre de la responsabilité de protéger. Cette extension aux cas de violation du principe de légitimité démocratique laisse perplexe ; elle accentue assurément l’instrumentalisation politique, critiquable et critiquée, de cette juridiction pénale internationale toujours en quête de son universalité, laquelle ne peut se réaliser seulement par le nombre élevé des Etats parties. Il faudra donc savoir raison garder afin ne pas dévoyer cet instrument de lutte international contre l’impunité que la communauté internationale eut tant de mal à mettre en place.
On peut se gausser de l’efficacité limitée des sanctions de la CEDEAO dans les deux cas sus-évoqués de prise anticonstitutionnelle du pouvoir en Afrique de l’Ouest. On resterait, ce faisant, en surface du l’appréciation du mouvement souterrain qui travaille l’ordre juridique international et qui accouche lentement d’un champ nouveau du droit international que j’ai proposé d’appeler le droit international de la gouvernance. Celui-ci a deux principaux versants : la gouvernance politique et la gouvernance économique de l’Etat. L’expérience ouest-africaine récente que l’on vient de présenter succinctement montre que la gouvernance politique, qui a pour pierre angulaire la légitimité démocratique, consacre l’immiscion de la communauté internationale, régionale ou sous-régionale, dans les affaires intérieures des Etats, dans un domaine l’on croyait jusque- là du ressort exclusif de chaque souverain. Il n’est pas douteux que ce droit de la gouvernance politique ira s’affirmant grâce notamment à l’affinement des garanties de son effectivité. Quant à la gouvernance économique, c’est l’aspect qui a retenu le premier mon attention voici près d’une décennie. Ses règles sont beaucoup plus étoffées et ses assises jurisprudentielles déjà plus affirmées dans l’ordre juridique interne et de plus en plus dans la jurisprudence arbitrale internationale.
Considéré dans ses principaux versants ci-dessus évoqués, le droit international de la gouvernance s’entend de l’ensemble des principes et règles de droit international, et ceux du droit national à effets extraterritoriaux, régissant la gestion des affaires publiques d’un Etat et l’exercice des pouvoirs y afférents au service de l’intérêt général, dans le respect des principes démocratiques et de l’Etat de droit et sous le contrôle de la communauté internationale.
Il y a là un champ nouveau, stimulant et fécond du droit international. Les travaux de recherche en cours de publication sur le sujet montreront l’ampleur de cette matière foisonnante et complexe, sa spécificité et son potentiel de fécondation du droit international contemporain.
Maurice KAMTO (10 mai 2012)
Observation
M. le Doyen Maurice Kamto est professeur de droit international à l'Université de Yaoundé II, Président de la CDI, Ancien ministre
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