Le premier mai 2012, la Libye a déposé devant la Chambre préliminaire I de la Cour pénale internationale (CPI) une demande visant à ce que la Chambre déclare inadmissible l’affaire ouverte contre Saif Al-Islam Gaddafi et Abdullah Al-Senussi. La demande se fonde sur les articles 17 et 19 du Statut qui organisent le principe de complémentarité, principe pilier du Statut de Rome, qui prévoit la primauté des juridictions nationales pour juger des crimes de la compétence de la Cour sauf si ces dernières n’ont pas la volonté ou la capacité de le faire. La question est donc désormais officiellement soulevée même si la position officielle libyenne depuis l’arrestation de Saif Al-Islam Gaddafi laissait déjà présager qu’une demande serait déposée en ce sens (voir les archives de Sentinelle).
La « capacité » de l’Etat libyen ou le cœur du sujet
Le gouvernement libyen insiste dans sa requête sur la nécessité de donner plein effet au principe de complémentarité en reconnaissant que la Libye est non seulement volontaire pour juger Saif Al-Islam Gaddafi et Abdullah Al-Senussi, mais aussi qu’elle fournit tous les efforts possibles pour que son système judiciaire y parvienne. Il est ainsi note : « the Libyan Government has expended considerable efforts to ensure an effective and genuine investigation of both of these individuals in the expectation of being able to conduct fair trials for them in Libya. » La requête insiste longuement sur les efforts et les progrès réalisés dans l’enquête et on y trouve de longs développements sur le droit libyen en matière d’indépendance du pouvoir judiciaire et les garanties procédurales accordées par la procédure pénale libyenne notamment en matière de procès équitable. Tous ces arguments visent à démontrer que les juridictions libyennes ont la volonté et la capacité pour juger Al-Islam Gaddafi et Abdullah Al-Senussi et qu’ainsi primauté devrait leur être reconnue. Le principe de complémentarité prévoit en effet que la CPI ne doit se substituer aux juridictions nationales que si ces dernières n’ont pas la volonté ou la capacité de juger. Si la volonté du Conseil national de transition n'est pas en question en l’espèce, la capacité du système judiciaire libyen est au contraire au cœur du débat. Tout l’enjeu est de savoir ce que signifie “capacité” dans le contexte de la complémentarité. Le gouvernement libyen soulève sur ce point des arguments très intéressants que nous reproduisons ici:
98. The question of "inability" in the Libyan context and the Court's admissibility decision in this regard will have far-reaching consequences on whether the complementarity principle becomes a realistic and reasonable system, or a Utopian concept with no practical application. In the vast majority of situations. States emerging from mass-atrocities will not possess a sophisticated or functional judicial system. Indeed, the purpose of transitional justice is to provide an opportunity for post-conflict judicial capacity-building in the broader context of national reconciliation and democratization. Where a national judicial system is clearly able to carry out investigations and prosecutions, and could strengthen such capacity with intemational cooperation and assistance, it would be manifestly at variance with the principle of complementarity to deny the State the opportunity to do so.
99. As noted by highly qualified publicists, "there is a danger that the provisions of Article 17 will become a tool for overly harsh assessments of the judicial machinery in developing countries." It is not the function of the ICC to hold Libya's national legal system against an exacting and elaborate standard beyond that basically required for a fair trial. As other distinguished commentators (including drafters of the Rome Statute) have noted generally in regard to due process considerations, "Arguments have been made that the Court is thus given a general role in monitoring the human rights standards of domestic authorities. The better view is that delay and lack of independence are relevant only in so far as either of them indicates an intention to shield the person concerned from justice. There does not appear to be anything in the Statute to make the Court responsible for the protection of the human rights of the accused in the national enforcement of international criminal law; the principle of complementarity addresses the particular aspects of the proceedings which are referred to in Article 17, whereas more general human rights considerations about the conduct of national prosecutions are more properly addressed by human rights
100. There is no evidence to indicate that Libya is "unable" to deliver justice. Quite the contrary. It has indicated its ability and willingness despite difficult circumstances. Indeed, the Court's jurisprudence indicates that even in postconflict circumstances that are far more difficult than that prevailing in Libya at present, there can be no rush to conclude that national judicial systems are "unable". In particular, in the Lubanga Case, the Pre-Trial Chamber held (in 2006, just two years after an Article 13(a) State referral by the Democratic Republic of Congo) that "the DRC national judicial system has undergone certain changes, particularly in the region of Ituri where a Tribunal de Grande Instance has been re-opened in Bunia". It concluded that "the Prosecution's general statement that the DRC national judicial system continues to be unable in the sense of Article 17(1) (a) to (c) and (3), of the Statute does not wholly correspond to the reality any longer."
101. Clearly, Libya is able to carry out national proceedings within the meaning of Article 17(3) of the Statute, under conditions that meet all the requirements for the exercise of complementarity. Denying the Libyan State and its people the opportunity to carry out national proceedings, in accordance with all the procedural safeguards and protections afforded by Libyan law, would likely mean that no State emerging from conflict could ever benefit from the complementarity principle. This would undermine a core objective of the ICC Statute and would be contrary to the intentions of the drafters of the Statute. The Preamble to the Statute recognises that "the most serious crimes of concern to the intemational community as a whole must not go unpunished and that their effective prosecution must be ensured by taking measures at the national level", that the ICC "shall be complementary to national criminal jurisdictions", and that "it is the duty of every State to exercise its criminal jurisdiction over those responsible for international crimes" (emphasis added). These guiding principles would be rendered futile and meaningless if Libya is not entitled to exercise its right and duty under the Statute to continue national proceedings concerning alleged crimes against humanity committed on its territory in the period from 15 February 2011 onwards.
C’est clairement la « capacité » qui est ici le noyau dur de l’argumentation. Le gouvernement libyen soulève ici une question fondamentale. Que signifie « capacité » ? Est-ce le rôle de la Chambre préliminaire quand elle décide de l’admissibilité d’une demande sur le fondement de la complémentarité de s’assurer que le système judiciaire national respecte des garanties internationales du procès équitable équivalentes au standard de la CPI ? Est il vraiment le rôle de la Chambre préliminaire d’intégrer dans son contrôle de la capacité, un examen du respect des garanties du procès équitable au même titre que le font les cours régionales de protection de droits de l’homme? L’argument libyen est que capacité n’est pas synonyme de respect des garanties procédurales internationales en matière pénal ou de procès équitable (Pour un article soutenant ce même point de vue voir ici). L’argument a du poids au regard du Statut et des travaux préparatoires. Le risque en se posant en contrôleur du procès équitable au plan national est de voir la logique de la complémentarité renversée, faisant du principe de primauté des juridictions nationales une exception en pratique qui serait contraire à la logique même du principe. La requête soutient qu’en vertu du principe, il serait logique qu’une présomption de capacité joue en faveur des juridictions nationales.
A l’inverse, il est possible d’avancer des contre arguments a cette logique. La capacité devrait être interprétée comme intégrant un contrôle du respect strict des garanties du procès équitable. En effet un procès national devrait pouvoir s’assurer du respect des mêmes garanties procédurales qui s’imposent à la Cour. Une solution différente aurait en effet pour conséquence, non pas de créer un système complémentaire dans lequel les accusés jugés au plan national et international bénéficieraient d’un même système de normes et de règles mais au contraire créeraient un double standard. Il sera intéressant de suivre de près la position soutenue par le Procureur sur ce point.
Si la Chambre préliminaire décide que le gouvernement libyen n’a pas la capacité et qu elle reste compétente pour juger de cette affaire. On peut douter que le pays lui apportera toute forme de coopération et en premier lieu pour le transfert de Saif Al-Islam Gaddafi. Evidemment, la Cour pourra alors rapporter au Conseil de sécurité ce défaut de coopération mais avec comme toujours peu de chances d’obtenir une véritable coopération de la Libye pourtant absolument indispensable.
Existe-t-il d’autres voies possibles ?
Entre un jugement aux Pays Bas par la Cour pénale internationale et un jugement en Libye par les autorités nationales, une voie de compromis avait été soulevé dans le passe par une porte parole du tribunal. Il s’agissait de juger en Libye mais par la Cour pénale internationale c'est-à-dire une délocalisation de la Cour pour les audiences. Cette possibilité est prévue par l’article 3 du Statut et la règle 100(1) du Règlement de procédure et de preuve. Bien que la Cour n’ait jamais fait usage de cette possibilité on se souvient qu’en juin dernier une chambre préliminaire avait demandé des observations sur la possibilité et l’opportunité de tenir l’audience de confirmation des charges dans le dossier Kenya, dans le pays. Aucune décision n’a à ce jour été prise sur ce point mais il semble que l’idée soit tombée en désuétude tant dans le dossier Kenya que dans le dossier libyen. De toute façon, une telle solution ne réglerait pas le problème puisqu’ aucune participation nationale n’est prévue par le texte et qu’il ne s’agit en réalité que d’une délocalisation pure et simple de la Cour internationale sans possibilité d’associer les juridictions nationales au processus.
Un précèdent intéressant pourrait ici servir de piste de réflexion pour une solution originale. Dans le cadre de la stratégie d’achèvement des Tribunaux ad hoc et du transfert au juridictions nationales sous le fameux Article 11 bis, le TPIR a finalement autorisé le transfert vers le Rwanda de plusieurs dossiers mais en imposant l’observation sur place des conditions de déroulement du procès. Il s’agit en fait d’un transfert conditionnel et sous contrôle qui peut être révoqué si le TPIR n’est plus satisfait que les conditions du procès équitable sont remplies par le Rwanda. Rien dans le Statut de la CPI ne permet juridiquement a la CPI de mettre en place un tel système d’observation ou même, si l’on voulait aller plus loin de soutien aux autorités nationales, mais rien ne le prévoyait dans le Statut du TPIR non plus. Sans avoir toutes les cartes en main pour mesurer si une telle option serait pratiquement applicable et bénéfique dans la situation précise de la Libye, il y a au moins la matière poser les bases d’une réflexion en dehors du strict cadre Libye versus CPI.
Observations (Philippe Weckel)
La charge de la preuve appartient en principe au demandeur. Un renversement de la charge de la preuve résultant d'une présomption ne se conçoit que lorsque le demandeur ne détient pas les éléments dont il se prévaut. En l'occurence il s'agit moins d'une question de déplacement de la charge de la preuve que du degré d'exigence en matière de preuve.
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