Quatre membres du personnel de la Cour pénale Internationale (CPI) ont été arrêtés le 7 juin 2012 dans le sud de la Libye, dans la ville de Zintan, alors qu’ils rendaient visite à Saïf al Islam Kadhafi, fils du défunt Président de l’Etat libyen Mouammar Kadhafi. Un mandat d’arrêt avait été émis à l’encontre de Saïf al Islam Kadhafi le 27 juin 2011 (I) et il avait été capturé en novembre 2011. Des documents auraient été échangés entre les membres du personnel de la CPI et Saïf al Islam Kadhafi, ce qui a valu à Melinda Taylor, avocate au sein du Bureau du Conseil Public pour la Défense de la CPI, et à son interprète, d’être soupçonnées d’espionnage et de communication avec l’ennemi (II). Cette arrestation met en lumière le principe de complémentarité appliqué par la CPI (III) et soulève la question de la nature de l’immunité dont jouissent les membres du personnel de la CPI (IV). Enfin, cette arrestation s’inscrit dans un contexte politique particulier, précédant des élections en vue de la constitution d’une assemblée constituante en Libye (V).
- Mandat d’arrêt émis contre Saif al-Islam en juin 2011
Agissant sur le fondement du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, le Conseil de Sécurité a déféré la situation en Libye au Procureur de la CPI par la résolution 1970 en date du 26 février 2011. Le Procureur de la CPI a alors ouvert une enquête le 3 mars 2011 et a demandé, le 16 mai 2011, la délivrance d’un mandat d’arrêt contre Saïf al Islam Kadhafi notamment.
Au moment des faits incriminés, Saïf al Islam Kadhafi était Président honoraire de la Fondation internationale Kadhafi pour la charité et le développement et agissait de facto comme Premier ministre libyen.
Le 27 juin 2011, la Chambre préliminaire I de la CPI a délivré un mandat d’arrêt contre Saïf al Islam Kadhafi pour les crimes contre l’humanité de meurtre et de persécution qu’ils auraient commis en Libye du 15 février au 28 février 2011, à travers l’appareil d’Etat libyen et les forces de sécurité comme auteur indirect.
- Les « documents interdits »
La brigade d’anciens combattants rebelles qui détiennent les membres du personnel de la CPI invoque l’échange de documents interdits, lesquels représenteraient un danger pour la sécurité de la Libye. Outre le fait que le contenu de ces documents n’est pas connu, la CPI prévoit la protection de renseignements touchant à la sécurité nationale à travers l’article 72 de son Statut. Cette protection s’applique dans le cas où de tels documents seraient amenés à être divulgués. Or, en l’espèce, il s’agit de documents échangés dans le cadre de la relation privilégiée avocat/client.
L’échange de documents interdits n’a pas lieu d’être dans le cadre d’une relation privilégiée avocat/client, de tels documents étant couverts par le secret des correspondances. Se pose alors la question de savoir si Melinda Taylor, l’avocate australienne du Bureau du Conseil Public pour la Défense de la CPI, était l’avocate de Saïf al Islam Kadhafi.
La CPI n’a pas encore déterminé si Saïf al Islam Kadhafi devait être jugé par la Libye ou par la CPI. Dans l’attente, le Bureau du Conseil Public pour la Défense a été désigné pour assurer sa défense. Au sein de ce bureau ont été désignés un conseil principal et un co-conseil, Melinda Taylor intervenant comme co-conseil. La délégation qui rendait visite à Saïf al Islam Kadhafi comprenait également des membres du Greffe venus discuter de l’option dont il dispose en tant que suspect de designer un avocat de son choix.
Melinda Taylor est donc intervenue auprès de Saïf al Islam Kadhafi comme « duty counsel » ou comme « avocat commis d’office » si l’on souhaite établir une comparaison avec les systèmes juridiques nationaux. Cette situation particulière n’ôte pas le caractère privilégié et secret qui s’attache à la relation client/avocat et partant au secret des correspondances.
Cependant, la « consultation » entre l’avocat commis d’office et son client ne s’est pas déroulée en terrain neutre mais sur le sol de l’Etat même qui demande à juger le suspect. Une telle situation est inédite en raison du principe de complémentarité appliqué par la CPI.
- Enjeu de la complémentarité
A l’inverse des tribunaux pénaux internationaux qui appliquent le principe de primauté sur les juridictions nationales, la CPI applique le principe de complémentarité. Par conséquent, la CPI connaîtra d’une affaire seulement si les Etats n’ont pas la volonté ou la capacité de juger eux-mêmes les auteurs des crimes allégués. S’agissant de désigner si l’Etat en question a la capacité ou la volonté de juger les auteurs présumés, la CPI est donc à la fois juge et partie.[1]
Le 1er mai 2012, la Libye a déposé une demande devant la Chambre préliminaire de la CPI pour qu’elle se dessaisisse du dossier contre Saïf al Islam Kadhafi notamment (voir archive de Sentinelle sur ce sujet). L’arrestation des membres du personnel de la CPI par les ex-rebelles intervient donc alors que la Chambre préliminaire ne s’est pas encore prononcée sur ce point. Cette arrestation ne joue certainement pas en faveur du dossier de la Libye qui souhaite juger Saïf al Islam Kadhafi car cela met en lumière à tout le moins le défaut de contrôle de l’Etat libyen sur son propre territoire. En effet, le gouvernement libyen avait indiqué à la CPI qu’elle faciliterait la mise en contact entre Saïf al Islam Kadhafi et ses avocats et ceci avait et confirmé par des échanges entre le gouvernement libyen et le Greffe de la CPI.
- Immunités du personnel de la CPI
Melinda Taylor est avocate mais elle est aussi fonctionnaire civil international et jouissant à ce titre des privilèges et immunités quand elle est en mission officielle pour la CPI. L’immunité des membres du personnel de la CPI est prévue à l’article 48 du Statut de Rome.
L’article 48 du Statut établit une différence entre les juges, le Procureur, les procureurs adjoints et le Greffier d’une part et entre les avocats, les experts, les témoins ou autres personnes d’autre part, les premiers bénéficiant des privilèges et immunités accordés aux chefs de mission diplomatiques tandis que les seconds bénéficient des privilèges et immunités nécessaires à l’accomplissement de leurs fonctions en toute indépendance. (Voir également les articles 15 et 16 de l’accord sur les privilèges et immunités de la CPI). L’article 16 de l’accord sur les privilèges et immunités de la CPI indique à cet égard que le personnel du Greffe dont fait partie le Bureau du Conseil Public pour la Défense jouit de l’immunité d’arrestation, de détention et de saisie de ses bagages personnels. Il bénéficie également de l’inviolabilité de tous documents et papiers officiels, quelle qu’en soit la forme, et de tout matériel officiel.
Même si la Libye n’a pas ratifié le Statut de Rome, cet article s’impose à la Libye en raison de la résolution 1970 du 26 février 2011. En référant la situation sévissant en Libye à la CPI, le Conseil de Sécurité a imposé le Statut de Rome à la Libye tout en lui rappelant son obligation de coopérer. En effet, la résolution 1970 rappelle que, « agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies », le Conseil de Sécurité « décide que les autorités libyennes doivent coopérer pleinement avec la Cour et le Procureur et leur apporter toute l’assistance voulue, en application de la présente résolution ».
L’obligation de coopération qui pèse sur la Libye a été réaffirmée le 15 juin 2012 par le Conseil de Sécurité lequel a enjoint à la Libye de relâcher immédiatement les membres du personnel de la CPI actuellement détenus.
- Enjeu politique avant les élections
Cette arrestation intervient pendant la campagne pour les élections de l’Assemblée constituante laquelle a débuté le 18 juin et devrait se terminer le 5 juillet. Il s’agit de la première élection libre organisée depuis la mort de Mouammar Khadafi le 20 octobre 2011. Les 200 personnes élues seront chargées de rédiger une nouvelle Constitution et siégeront au Congrès national général.
La Libye est donc en pleine transition politique. Cette arrestation intervient à un moment où la légitimité du nouveau régime politique est en question. Cette arrestation relève certainement d’un « coup de force » et d’une tentative de jeter le discrédit sur la CPI. Elle révèle en outre la volonté ferme de la Libye de juger elle-même les symboles de l’ancien régime dont Saif al Islam Khadafi est le plus important, son père n’ayant pas pu être jugé en raison de son exécution sommaire. Comme la Tunisie avec Ben Ali in abstentia et l’Egypte avec Hosni Mubarak, la Libye souhaite légitimer la révolte et le changement de régime en jugeant elle-même les anciens dirigeants, en réalisant elle-même son processus politique du « il faut tuer le roi » par la justice.
[1] Pour cette raison, l’auteur de cette note pense qu’il serait préférable d’envisager à terme un système dans lequel de telles requêtes seraient déposées devant la Cour Internationale de Justice et non devant la Cour Pénale Internationale laquelle est chargée de juger les individus.
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