Alors que la Cour de cassation doit se prononcer fin mai sur la légalité de la procédure de l'affaire de l'« Erika », les réquisitions de l'Avocat général, Maître Boccon-Gibod, ont sonné comme un coup de tonnerre. Celui-ci conclut en effet « à la cassation sans renvoi de l'arrêt attaqué en ce qu'il a été prononcé par une juridiction incompétente » au motif que l'Erika au moment du naufrage, était « un navire étranger se trouvant en zone économique exclusive ».
Rappel des procédures précédentes
Un premier jugement a été rendu le 16 janvier 2008 par le Tribunal de grande instance de Paris. L'armateur de l'Erika (Giuseppe Savarese), son gestionnaire (Antonio Pollara), la société de classification (RINA) et l’affréteur au voyage (TOTAL) ont alors été condamnés à des peines d'amendes maximales pour pollution ainsi qu'au paiement de dommages et intérêts au bénéfice des parties civiles, au titre des préjudices matériel, écologique et moral occasionnés. Contestant le jugement, les prévenus ont tous interjeté appel.
L'arrêt de la Cour d'appel de Paris en date du 30 mars 2010 a confirmé les peines retenues en première instance et conforté la reconnaissance juridictionnelle du principe de « préjudice résultant de l'atteinte à l'environnement ». Au plan pénal, les condamnations pour pollution maritime à l'encontre de la société de classification, du propriétaire et du gestionnaire du navire ont été confirmées. Par ailleurs, la société TOTAL est reconnue pénalement responsable pour avoir commis une faute d'imprudence dans sa procédure de sélection du navire (vetting). Elle est à ce titre condamnée au paiement d'une amende de 375 000 euros.
Sur le plan civil, la Cour d'appel a considéré que la responsabilité de la société TOTAL agissant alors en qualité d’affréteur, ne pouvait être engagée cela, conformément à la Convention internationale sur la responsabilité civile en cas de pollution par les hydrocarbures conclue en 1969 et modifiée en 1992 (Convention CLC 1992) qui canalise la responsabilité sur le « propriétaire du navire » (Convention CLC 1992, art.3-1 et art.3.4). Le propriétaire, le gestionnaire du navire et la société de classification ont quant à eux été condamnés in solidum.
Tous les prévenus se sont pourvus en cassation.
La question des indemnités déjà versées
Plusieurs parties civiles ont fait part de leurs inquiétudes quant à la possibilité de devoir « rendre » les indemnités versées au titre des dommages occasionnés par la marée noire.
Il convient à ce stade de distinguer les indemnités versées par le Fonds international d’indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures (FIPOL) institué par la Convention internationale portant création du fonds adoptée en 1971 et remplacée en 1992 (Convention FIPOL), qui sont définitives et, les dommages et intérêts imposés à l'issue du jugement en 2008 et confirmés en appel.
S'agissant des indemnisations versées au titre du régime CLC/FIPOL, à la date de la session d'octobre 2010 du Comité exécutif du FIPOL il a été précisé que des indemnités avaient été versées sur la base de 5 939 demandes pour un montant total de 127,7 millions d'euros dont 12,8 millions avaient été pris en charge l'assureur du navire (STEAMSHIP MUTUAL).
Le 14 octobre 2011, l'Administrateur par intérim du FIPOL a signé un accord global avec STEAMSHIP, le RINA et TOTAL. Sur la base de ce règlement global, le versement des indemnités ne peut être remis en cause.
S'agissant des dommages et intérêts, leur montant a été fixé à 200,5 millions d'euros. La société TOTAL a déjà versé, à la suite du jugement de première instance (janvier 2008), aux parties civiles qui le souhaitaient, 171,5 millions d'euros.
Aussi en principe, si la procédure était « cassée » par la Haute juridiction en mai prochain et sous réserve que les parties n'aient pas transigé, ces dommages pourraient faire l'objet d'une restitution. A noter sur ce point que certaines parties civiles ont déjà conclu ce type d'accord. En acceptant le paiement des indemnités, celles-ci ont accepté de ne pas demander davantage en cassation quand RINA et TOTAL ont quant à eux, consenti à renoncer à demander un remboursement en cas de cassation.
La question de la compétence des juridictions françaises
Au cœur de la position adoptée par l'Avocat général près la Cour de Cassation, se trouve la question de la compétence des juridictions françaises. Maître Boccon-Gibod retient que cette compétence fait défaut du fait que l'infraction aurait été constituée non pas lorsque la pollution a touchée les côtes françaises mais, lors du naufrage du navire qui a eu lieu dans la zone économique exclusive (Z.E.E) française. Sur cette distinction repose l'ensemble du raisonnement de l'Avocat général. Le cheminement logique suivi par ce dernier est le suivant. Tout d'abord, le caractère exclusif et plénier de la compétence des juridictions françaises ne peut en l’espèce être retenu quand bien même il y aurait eu atteinte aux espaces sous souveraineté (côtes, eaux intérieures et mer territoriale). Adoptant ainsi une position diamétralement opposée à celle retenue par les précédentes juridictions qui ont eut à connaître de cette affaire, l’Avocat général considère que cette compétence serait en réalité déterminée par le lieu de survenance du naufrage. En l’espèce, le fait que celui-ci soit survenu en Z.E.E mettrait en échec le principe de compétence des juridictions françaises. Par voie de conséquence pour l'Avocat général, seule la juridiction de l’Etat du pavillon (Malte) doit être considérée comme compétente.
Le régime juridique applicable dans la Z.E.E relève de la Partie V de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer adoptée à Montego Bay le 10 décembre 1982 et entrée en vigueur le 16 novembre 1994 (C.M.B). L'article 56 de cette Convention énonce expressément les droits, juridiction et obligations de l’Etat côtier dans cet espace. Cette disposition est essentielle en ce qu'elle distingue les droits souverains de l’Etat côtier (exploration et exploitation, conservation et gestion des ressources naturelles biologiques ou non biologiques, production d’énergie à partir de l'eau, des courants et des vents) de la notion de « juridiction » qui traduirait l'idée de compétences plus limitées. Cela concerne tout particulièrement la protection et la préservation du milieu marin (C.M.B, art.56 al.b (iii)).
La mise en application de ces prescriptions a par le passé, cristallisé de nombreuses oppositions doctrinales. Pourtant, en matière de protection et de préservation du milieu marin tout converge pour admettre que les Etats côtiers, du fait de leur droits souverains dans leur Z.E.E pour conserver les ressources naturelles, sont fondés à adopter des mesures plus contraignantes que ce que prévoit le droit international. Au surplus, l'article 221 § 1 de la C.M.B stipule qu' « aucune disposition ne porte atteinte au droit qu'ont les Etats, en vertu du droit international tant coutumier que conventionnel, de prendre et faire appliquer au-delà de la mer territoriale des mesures proportionnées aux dommages qu'ils ont effectivement subis ou dont ils sont menacés afin de protéger leur littoral (…) contre la pollution ou une menace de pollution résultant d'un accident de mer (…), dont on peut raisonnablement attendre des conséquences préjudiciables ». Par voie de conséquence, tout porte à considérer que la loi française peut autoriser la prise de mesures proportionnées aux risques résultant d'un accident de mer.
Une telle interprétation semble par ailleurs correspondre à celle que retient traditionnellement le droit français en matière de pollution maritime. Dans une telle hypothèse, il a été posé comme principe que la compétence se fonde sur le fait de pollution et non sur le lieu de l'accident. Autrement dit, peu importe le lieu du naufrage.
Ce principe est à l'origine d'une jurisprudence constante depuis la fin des années 1970 et qui puise son origine dans un arrêt de la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE). Celle-ci a en effet dégagé, à propos de la pollution du Rhin, que la victime d'une pollution était fondée à assigner, en matière civile, soit le tribunal du lieu du dommage soit le tribunal du fait générateur de pollution (CJCE, 30 novembre 1976, Handelskwekerij G. J. Bier BV contre Mines de potasse d'Alsace SA, Aff.21-76). Un an plus tard, la Cour de cassation jugeait qu'en matière de pollution des eaux, les juridictions françaises étaient compétentes dès lors que l'un des éléments constitutifs du délit était commis en France. En l'espèce, le Juge a d'ailleurs explicitement considéré que le fait que le dommage ait été commis en France remplissait cette condition (Cass., crim., 15 novembre 1977, N° de pourvoi 77-90089, publié au Bulletin).
Il convient enfin de relever que dans l'affaire de l'« Erika », un tel raisonnement a été retenu tant par le Tribunal de grande instance que par la Cour d'appel. Dans les deux cas d’espèces, les juges ont considéré que conformément au droit français (C.envir., art.L 218.22), l'élément matériel du délit de pollution avait été constitué par la pollution des eaux territoriales, des eaux intérieures ou des voies navigables jusqu'à la limite de la navigation maritime.
La Cour de cassation qui se réunira le 24 mai 2012 et rendra sa décision après un délibéré, n'est pas tenue de suivre l'avis du Parquet. Toutefois, si la Cour de cassation accueillait favorablement les réquisitions de l'Avocat général, cela signifierait que tout fait de pollution commis au-delà de la mer territoriale échapperait à tout régime de responsabilité pénale et ce, quelle que soit l'importance de la pollution et les dommages occasionnés. Une situation qui, outre le fait d'isoler l’interprétation du Juge français en matière de responsabilité pour pollution au milieu marin du fait des navires, de la jurisprudence nationale et européenne, présenterait le risque d'aller à l'encontre de l'obligation générale de protection et de préservation du milieu marin (C.M.B, art.192) qui lie tous les Etats au-delà des seules Parties à la C.M.B.
Observations (Philippe Weckel)
Ne convient-il pas de distinguer la compétence des tribunaux domestiques en matière civile de celle en matière pénale ?