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Soumis par Ndiaye Sidy Alpha le 4 March 2012

A la suite du jugement  rendu, le 26 juillet 2010, par la Chambre de première instance des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, les parties au procès avaient interjeté appel de la décision. Précisément, l’appel a été interjeté par les co-procureurs, Duch lui-même et certains groupes représentants les parties civiles et porte sur plusieurs aspects de l’arrêt de la Chambre de première instance.

La demande d’acquittement de l’accusé se fonde sur le principe de la compétence personnelle. N’ayant pas été un haut responsable du régime du Kampuchéa démocratique, il considère que les CETC sont incompétentes pour se saisir de son cas. Pour les co-procureurs, l’appel était principalement motivé par les qualifications des infractions retenues en première instance et donc, par ricochet, par l’insuffisance de la peine retenue. Pour les parties civiles, il s’était agi de demander des réparations supplémentaires écartées dans la phase de première instance.

Rejetant l’argument de Duch sur l’incompétence personnelle des CETC, la Cour suprême a, en outre, écarté la demande de réduction de peine. Au surplus, elle a favorablement reçu les demandes des co-procureurs pour requalifier les infractions.

 

1.      Présentation de la décision de la Cour suprême

 

La décision rendue par la Cour suprême, le 3 février 2012, confirme la condamnation de Kaing Guek Eav (alias Duch) et alourdit la peine à la prison à perpétuité pour des crimes contre l'humanité et pour avoir enfreint la Convention de Genève de 1949. Ainsi, la Cour annule la peine de 35 ans prononcée en première instance à la faveur de l’échelle de peine la plus élevée et la plus lourde – la perpétuité – qui existe au Cambodge. Elle estime, en l’espèce, que  « la Chambre de première instance a attaché un poids excessif aux circonstances atténuantes et un poids insuffisant à la gravité des crimes et aux circonstances aggravantes ». En effet, pour la Cour, l’ampleur et la durée des crimes commis, les conditions de détention déplorables à S21 et la torture systématique qui y était pratiquée placent l’affaire Duch « parmi les plus graves ayant été portées devant les juridictions internationales ».

De surcroît, c’est sans surprise que la Chambre de la Cour suprême n’a pas donné suite aux allégations de M. KAING Guek Eav au titre desquelles il ne relevait pas de la compétence ratione personae des CETC. « Toute objection à la compétence de la Chambre doit être faite » au plus tard 30 jours après que l’ordonnance de clôture soit devenue définitive (Article 89 du Règlement intérieur). Bien au contraire, la Chambre insiste sur le rôle prééminent joué par l’accusé dans la commission des crimes. Il n’a cessé de  « s’employer à améliorer l’efficacité » de S21 et « le fait qu’il ne se trouvait pas au sommet de la chaîne de commandement du Kampuchéa démocratique ne justifie pas une peine plus légère. [...]. Il n’existe aucune règle selon laquelle les peines les plus lourdes seraient infligées uniquement aux personnes les plus haut placées dans la chaîne de commandement ». Les hauts magistrats en ont donc conclu que les circonstances aggravantes étaient de nature à exclure toute circonstance atténuante ; estimant, au surplus, que « la peine doit être suffisamment sévère pour prévenir la répétition de crimes similaires ». Il en ressort que le fait que Duch n’était pas au sommet de la hiérarchie de commandement ne justifie pas en soi une peine plus légère parce qu’il n’existe aucune règle qui impose de réserver les peines les plus lourdes aux plus hauts placés dans la chaîne de commandement. 

A cet effet dissuasif recherché, il s’est également agi de satisfaire les parties civiles et le désir de justice du peuple cambodgien. La Cour estime d’ailleurs que M. KAING Guek Eav « doit être châtié le plus sévèrement possible pour ses crimes afin de répondre à l'indignation des victimes, de leurs familles et de leurs proches ainsi que celle du peuple cambodgien et de l'humanité toute entière ».   Les mots utilisés par les juges – « Usine de mort », « homicides impitoyables », « maux incurables » –  sont symboliquement forts et s’inscrivent dans une volonté de justifier l’échelle de la peine retenue.

Sur le fond, en retenant la peine maximale à l’encontre de M. KAING Guek Eav et en excluant la décision de lui accorder une réparation pour la détention illégale dont il a fait l'objet sur ordre du Tribunal militaire cambodgien de 1999 à 2007, la Cour a donc donné partiellement raison à l'appel des co-procureurs qui avaient demandé un cumul des condamnations pour les différents crimes contre l'humanité. Elle a conclu que la Chambre de première instance avait commis une erreur de droit en jugeant que le crime de persécution avait pris la forme de crimes contre l’humanité spécifiques au lieu de déclarer KAING Guek Eav coupable de tous les crimes dont il avait été reconnu responsable. Conséquemment, la Cour suprême confirme la déclaration de culpabilité pour crime contre l’humanité de persécution et déclare l’accusé coupable de crimes contre l’humanité d’extermination – donc de meurtre –, réduction en esclavage, emprisonnement, torture et autres actes inhumains.

En l’occurrence, la décision rendue par la Cour suprême va dans le sens que le placement en détention provisoire de M. KAING Guek Eav pendant 8 ans n’est un problème propre aux CETC et que celles-ci ne sont pas liées par un ordre de détention qui émane d’un Tribunal militaire.

2.      Zones d’ombre de la décision de la Cour suprême

Il n’est pas illégitime de porter un regard critique sur la décision de la Cour suprême sur au moins deux points.

D’une part, la question du respect des droits de l’accusé se pose. En faisant abstraction de la période de 8 ans durant laquelle Duch a été placé en détention provisoire, la Cour semble violer une norme en vigueur au Cambodge : la détention provisoire illégale. De ce point de vue, il n’est pas sûr que cette décision qui a entendu satisfaire les exigences de justice des parties civiles soit totalement respectueuse de l’Etat de droit. A noter que deux juges dissidents, les juges Klonowiecka-Milart et Jayasinghe, se sont insurgés contre le rejet de la demande de réparation faite pas l’accusé. Ils considèrent qu’il revient aux CETC d’accorder une mesure de réparation et qu’à ce titre il conviendrait de réduire la peine de KAING Guek Eav de la réclusion à perpétuité à une peine déterminée de 30 ans d’emprisonnement.

D’autre part et de manière beaucoup plus surprenante, la Cour suprême considère  que la question de savoir si un accusé était un haut dirigeant ou un des principaux responsables est une décision qui relève exclusivement de la compétence des co-juges d’instruction et des co-procureurs et non de celle de la Chambre de première instance et de la Cour suprême. Il apparaît donc que, sur la question de la compétence personnelle, le problème du dépassement de la compétence naturelle des Co-juges d’instruction demeure. En conférant à ces derniers la discrétion de se déterminer en opportunité sur la qualification de haut responsable, il n’est pas certain que l’on ne soit pas en présence d’un empiétement sur les pouvoirs normalement réservés aux procureurs. L’affirmation selon laquelle un juge d'instruction bénéficie de la  « Prosecutorial discretion » est en elle-même perçue comme étant également une atteinte à l’Etat de droit.  En effet, le fondement même du système de « civil law » et du juge d'instruction est de confier l’enquête à un juge qui ne bénéficie pas, par définition, de la « prosecutorial discretion » ; celle ci étant du ressort du procureur. Finalement, cette décision augure, sur le plan juridique, d’un traitement problématique des dossiers 003 et 004 en ce qu’elle confie aux juges d'instructions un pouvoir d’appréciation en opportunité sans contrôle judiciaire.

 

 

 

 

 

Bulletin numéro 296