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Soumis par Weckel Philippe le 4 March 2012

On associe volontiers l'incrimination du révisionnisme et du négationnisme à la nécessité de maintenir la paix sociale, c'est-à-dire à des considérations liées à l'ordre public national. C'est ainsi que la loi invalidée par le Conseil constitutionnel avait été justifiée par le besoin de protéger la communauté française d'origine arménienne contre certaines formes de harcèlement d'origine turque. On empêcherait ainsi, au nom de l'ordre public français, la loi turque punissant la reconnaissance du génocide de produire un effet extraterritorial sur le territoire français. Un tel motif peut parfaitement fonder une restriction nationale à la liberté d'expression garantie par l'ordre public européen des droits de l'homme.

A vrai dire, la lutte contre le révisionnisme est aussi d'intérêt international et, lorsqu'on voit l'impact négatif des initiatives nationales sur les relations bilatérales, la France et la Turquie, on se rend compte de l'intérêt qu'il y aurait à privilégier une telle approche de la question. De ce point de vue le révisionnisme affecte l'effectivité de règles fondamentales du droit international qui sont, au moins partiellement (génocide), élevées au rang du jus cogens. De plus, les mesures prises au plan national pour sanctionner le révisionnisme peuvent être considérées comme des garanties de non répétition des crimes et, en assurant une protection juridique de la mémoire des faits, elles contribuent à la réparation du préjudice moral subi par les victimes directes et indirectes. La Cour interaméricaine des droits de l'homme a développé sur ce point une jurisprudence (voir notamment l'affaire du Massacre du Plan de Sanchez (Guatemala)) qui consacre finalement un véritable droit des victimes à la protection de la mémoire, un droit subjectif et un droit créance. Les Etats sont tenus de prendre des mesures relevant notamment de leur compétence territoriale pour protéger la mémoire des victimes de crimes majeurs, de la communauté des victimes.

Face à cette modernité d'un droit international en mouvement, le vif débat qui a entouré en France l'adoption, puis l'invalidation par le Conseil constitutionnel de la loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi semble particulièrement archaïque. Figure emblématique de l'opposition aux lois mémorielles, Robert Badinter a fortement pesé sur la discussion par ses prises de position publiques. Il peut être judicieux de présenter l'invalidation de la loi à travers le prisme des deux idées force développées par l'ancien Président du Conseil constitutionnel qui sont marquées fortement par sa culture de pénaliste français. Il peut donner le sentiment d'avoir obtenu gain de cause, mais ce n'est que l'écume des choses. Le Conseil constitionnel a, en réalité, privilégié une approche bien plus neutre .

La nécessité d'un jugement international dont l'autorité s'imposerait à la France ?

Dans un article publié au journal Le Monde du 14 janvier 2012, Robert Badinter affirme que

« Certes le génocide des juifs pendant la seconde guerre mondiale a fait l'objet de dispositions législatives en France, et notamment de la loi Gayssot de 1990. Mais le génocide juif par les nazis a été établi et ses auteurs condamnés par le Tribunal militaire international de Nuremberg. A cette juridiction créée par l'Accord de Londres du 8 août 1945, signé par la France, participaient des magistrats français. Les jugements rendus par ce tribunal ont autorité de la chose jugée en France. Rien de tel s'agissant du génocide arménien qui n'a fait l'objet d'aucune décision émanant d'une juridiction internationale ou nationale dont l'autorité s'imposerait à la France ».

On ne s'attarde pas sur la question de la présence d'un juge français au sein du Tribunal de Nuremberg évoquée par Robert Badinter qui n'a évidemment aucune pertinence au regard de l'autorité des décisions rendues par cette juridiction internationale : la collégialité de l'organe et l'indépendance des juges s'y opposent, bien sûr. 

La France a ratifié le Statut du Tribunal international de Nuremberg. Elle s'est ainsi obligée de ne pas remettre en cause les sentences rendues par ce dernier et de collaborer, si nécessaire, à leur mise en oeuvre. En quoi la France, qui n'était pas partie à l'instance, serait-elle de ce fait liée par les appréciations de fait retenues par le Tribunal ?

Il convient de rappeler que l'autorité absolue des jugements rendus en matière pénale n'est pas un principe général du droit et qu'elle demeure ignorée de nombreux systèmes juridiques. On ne convaincra pas les juristes américains, par exemple, d'accorder une telle portée aux jugements émanant d'un tribunal international.

Le Statut du Tribunal de Nuremberg dispose dans son article 10 que

« dans tous les cas où le Tribunal aura proclamé le caractère criminel d'un groupe ou d'une organisation, les autorités compétentes de chaque Signataire auront le droit de traduire tout individu devant les tribunaux nationaux, militaires, ou d'occupation, en raison de son affiliation à ce groupe ou à cette organisation. Dans cette hypothèse, le caractère criminel du groupe ou de l'organisation sera considéré comme établi et ne pourra plus être contesté ». 

Il s'agit là d'une disposition particulière applicable uniquement à la qualification d'organisation criminelle. On ne peut inférer de ce mécanisme limité que les jugements rendus par le Tribunal international lieraient toutes les juridictions nationales en ce qui concerne les faits criminels établis et leur qualification. D'ailleurs, aucun statut d'une juridiction pénale internationale (TPI) moderne ne comporte de disposition semblable à l'article 10. Au demeurant la Cour internationale de Justice dans l'Arrêt ...Génocide (Bosnie-Herzégovine c.RFY) a dénié cette autorité absolue aux arrêts rendus par le Tribunal international pour l'ex-Yougoslavie, en ce qui concerne l'appréciation des faits et leur qualification.

Il n'y a donc pas d'autorité absolue de la chose jugée des jugements rendus par les TPI, dans l'ordre juridique international et, par voie de conséquence, dans l 'ordre juridique interne en principe non plus (les tribunaux français peuvent évidemment décider du contraire).

Néanmoins les jugements du Tribunal international de Nuremberg ont été prononcés publiquement. Pour reprendre la formulation de l'article 10 du Statut, ils ont été « proclamés » urbi et orbi, à la face du monde. Ils sont donc la manifestation publique de la reconnaissance du crime et de la qualité de victime "faisant autorité". En effet, en raison (c'est la raison) de l'ensemble des garanties procédurales de la justice, les énonciations de fait qui figurent dans les jugements devraient bénéficier d'une haute force probante, qui ne fait évidemment pas obstacle à la discussion critique. 

En conclusion, l'argumentation de Robert Badinter est excessivement formaliste. Erronée, elle fragilise considérablement la Loi Gayssot (répression de la contestation de l'Holocauste). En effet, une fois jetée à bas cette frêle construction relative à l'autorité ansolue de la chose jugée des jugements internationaux, la légitimité de la loi de 1990 est sapée et cela n'est pas acceptable.

 

Comment concevoir qu'une loi française puisse punir la négation d'une loi inconstitutionnelle ?


L'argumentation de Robert Badinter repose sur la forte conviction de l'inconstitutionnalité de la loi de 2001 reconnaissant le génocide arménien. Il s'en explique de la manière suivante :

« La compétence du Parlement sous la Ve République a ses limites fixées par la Constitution. Le Parlement ne peut décider de tout. Notamment, au regard du principe de la séparation des pouvoirs, il ne peut se substituer à une juridiction nationale ou internationale pour décider qu'un crime de génocide a été commis à telle époque, en tel lieu. Pareille affirmation ne peut relever que de l'autorité judiciaire. La loi de 2001 déclarant "la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915", aussi généreuse soit-elle dans son inspiration, est ainsi entachée d'inconstitutionnalité. Je renvoie à ce sujet les lecteurs au dernier article publié par le doyen Vedel, analysant la loi de 2001 ("Les questions de constitutionnalités posées par la loi du 29 janvier 2001", in François Luchaire, un républicain au service de la République, textes réunis par Didier Mauset Jeannette Bougrab, Publications de la Sorbonne, 2005) ».

Une telle loi empièterait sur le domaine réservé aux tribunaux nationaux et internationaux. On observe que cet argument repose sur l'affirmation erronée d'une autorité absolue des jugements internationaux. Il n'a pas été repris par le Conseil constitutionnel qui pourtant donne partiellement raison à Robert Badinter sur le fond.

En effet, le Conseil rappelle que « la loi a pour vocation d'énoncer des règles et doit par suite être revêtue d'une portée normative ». Rejoignant l'opinion du Doyen Vedel, il condamne donc sans ambiguïté le procédé des lois mémorielles. Or il constate « qu'une disposition législative ayant pour objet de « reconnaître » un crime de génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative qui s'attache à la loi ». En somme, pour le Conseil, une telle loi n'est n'est en réalité que la déclaration de l'opinion du Parlement. Incriminer la contestation de cette opinion revient donc à instaurer un délit... d'opinion. On rappellera ici que toute restriction aux droits protégées par la Convention européenne des droits de l'homme doit être établie par la loi. Par conséquent, une « loi » de reconnaissance d'un génocide qui serait dépourvue de portée normative, mais entraînerait néanmoins indirectement une limitation de la liberté d'expression serait aussi exposée à la censure du Juge de Strasbourg. Le passage essentiel de la Décision semble donc parfaitement conforme aux exigences européennes : « qu'en réprimant ainsi la contestation de l'existence et de la qualification juridique de crimes qu'il aurait lui-même reconnus et qualifiés comme tels, le législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l'exercice de la liberté d'expression et de communication ».

C'est donc uniquement le procédé des lois mémorielles (non normatives) qui a été condamné par la juridiction constitutionnelle. La Loi Gayssot a une portée normative qui devrait la mettre à l'abri d'une contestation par voie d'exception d'inconstitutionnalité. Néanmoins l'idée d'un monopole des tribunaux dans la constatation et la qualification des crimes majeurs n'est pas du tout reprise par le Conseil constitutionnel. Ce dernier s'est uniquement fondé sur le caractère de la loi et n'a pas éprouvé le besoin de se référer à la séparation des pouvoirs. Au demeurant évoquer le pouvoir ou l'autorité judiciaire n'a guère de sens s'agissant d'un tribunal international.


Après l'invalidation de la loi, les principaux candidats à l'élection présidentielle ont annoncé qu'un nouveau projet ou une nouvelle proposition serait élaboré. Une assez large majorité de la représentation nationale dépassant les clivages politiques est favorable à l'incrimination du négationnisme anti-arménien. On sait désormais ce qu'il est impossible de faire, mais pas vraiment quel dispositif serait approprié. Ainsi, une ouverture trop large de la procédure reviendrait à donner une sorte de compétence universelle aux tribunaux français pour servir en réalité la reconnaissance politique de certains événements tragiques sans lien direct avec la France. Néanmoins, la discrimination entre les victimes est en soi inacceptable. Faut-il vraiment qualifier de révisionnistes ceux qui estiment que le Peuple arménien a été victime de crimes contre l'humanité (meurtres, déportation, extermination, etc.), mais que l'intention génocidaire n'est pas établie au delà de tout doute raisonnable ? A tout prendre, la loi Gayssot n'interdit pas, paradoxalement, la contestation en soi de la qualification de génocide. Il n'y a pas de hiérarchie dans la gravité entre les deux qualifications criminelles, crimes contre l'humanité et génocide, et elles peuvent être cumulées.

En réalité, ce que le Conseil constitutionnel a sanctionné, c'est le bricolage législatif sur une question complexe et délicate qui aurait justifié un travail d'élaboration approfondi et dépassionné.

Quoiqu'il en soit la possibilité de restreindre la liberté d'expression pour protéger la paix sociale dont la préservation de la mémoire des victimes fait partie intégrante n'est pas du tout remise en cause par la décision du Conseil constitutionnel. Il n'a jamais été question de restreindre la discussion scientifique sur des événements historiques. Néanmoins, la liberté de la recherche ne bénéficie qu'aux travaux qui répondent à une démarche historique sincère (la liberté scientifique est réservée à la science). Quelle que soit par ailleurs sa compétence dans sa spécialité, un historien ne peut se prévaloir d'une grande autorité dans la qualification juridique de faits criminels.Les adversaires de la protection juridique accordée à la mémoire des victimes de crimes contre l'humanité n'auront donc pas le dernier mot.

Il serait judicieux d'intégrer l'approche de droit international de cette question, voire, idéalement, d'envisager l'élaboration d'une convention internationale permettant d'harmoniser et d'objectiviser la démarche visant à réprimer le négationnisme et le révisionnisme. Une obligation positive pèse déjà sur les Etats en la matière dont il serait nécessaire de préciser  l'étendue et la portée. Un tel projet est-il réaliste ? C'est peu probable à première vue compte tenu des divergences qui existent déjà sur l'étendue des obligations de coopérer avec les tribunaux internationaux, mais la question mériterait d'être soulevée. Au demeurant, aucune réflexion nationale ne saurait être pertinente au sujet des crimes de droit international, si elle n'incorpore pas l'analyse propre au droit international. En ce domaine, celui de la lutte contre les crimes majeurs, les Etats, par le moyen de leur ordre national, sont les agents d'exécution du droit international.

 

Loi réprimant la contestation des génocides reconnus par la loi

Assemblée nationale (dossier législatif sur le site de l'Assemblée nationale)

  • Texte n° 3842 de Mme Valérie BOYER, député, déposé à l'Assemblée Nationale le 18 octobre 2011

  • Rapport n° 4035 de Mme Valérie BOYER, député, fait au nom de la commission des lois, déposé le 7 décembre 2011

  • Texte de la commission n° 4035 déposé le 7 décembre 2011

  • Texte n° 813 adopté par l'Assemblée nationale le 22 décembre 2011

 

Sénat

 

 

 

 

Décision du Conseil constitutionnel du 28 février 2012 : Loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi : décision n° 2012-647 DC 

 

Sur l'absence d'autorité absolue de la chose jugée des jugements des TPI :

CIJ, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), Arrêt du 27 février 2007
Consulter...

 

"223. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle doit en principe admettre comme hautement convaincantes les conclusions de fait pertinentes auxquelles est parvenu le Tribunal en première instance, à moins, évidemment, qu’elles n’aient été infirmées en appel. Pour les mêmes raisons, il convient également de donner dûment poids à toute appréciation du Tribunal fondée sur les faits ainsi établis, concernant par exemple l’existence de l’intention requise.

224. Il reste à examiner la sixième étape, celle des jugements portant condamnation à la suite d’un plaidoyer de culpabilité. Cette procédure comprend un exposé des faits admis et un jugement portant condamnation. Nonobstant le plaidoyer de culpabilité, la chambre de première instance doit être convaincue que le crime et la participation de l’accusé sont établis par des faits suffisants. Elle doit également être convaincue que le plaidoyer de culpabilité a été fait délibérément, en connaissance de cause et de manière non équivoque. En conséquence, la Cour pourra, le cas échéant, accorder un certain poids à l’exposé des faits et au jugement portant condamnation.

403...la Cour attache la plus haute importance aux constatations de fait et aux qualifications juridiques auxquelles procède le TPIY afin de statuer sur la responsabilité pénale des accusés qui lui sont déférés et, dans la présente affaire, tient le plus grand compte des jugements et arrêts du TPIY se rapportant aux événements qui forment la trame du différend ».

Note : rien ne permet de penser que la Cour internationale de Justice reconnaîtrait une force probante moindre à un jugement national présentant les mêmes garanties procédurales.

 

Sur les mesures mémorielles en tant que garanties de non-répétition et de réparation du préjudice moral subies par les victimes d'un génocide :

CIADH, Massacre du Plan de Sánchez c. Guatemala.

Reparations and Costs. Judgment of November 19, 2004. Series C No. 116 http://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_116_ing.pdf § 100 et 101.

Bulletin numéro 296