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Soumis par Dumouchel Anne… le 4 March 2012

L’Italie s’est vue condamnée par la Cour Européenne des droits de l’homme (CourEdh)  le 23 février dernier pour son application de sa politique de refoulement des migrants clandestins interceptés en mer (voir le communiqué de presse de la Cour).
L’arrêt de la Grande Chambre de la CourEdh a en effet conclu, dans l’affaire citée, à une violation d’un certain nombre de disposition de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH).

Les faits

L’origine de l’affaire remonte à 2009, lorsque des ressortissants érythréens et somaliens, candidats à l’immigration clandestine par voie de mer au départ de la Libye, sont interceptés à bord de leurs trois embarcations par trois navires de la garde des finances et des garde-côtes italiens. Les « migrants », sans, selon eux, être informés de leur destination ni avoir été soumis à des procédures d’identification, tout en se voyant confisquer leurs effets personnels, ont alors été transférés sur les navires italiens et reconduits à Tripoli en vue d’être livrés aux autorités libyennes (transmission à laquelle les migrants ont affirmé s’être opposés, en vain, étant obligés par la force de quitter les navires italiens).

Si les migrants ont été reconduits à Tripoli, c’était en vertu de la récente entrée en vigueur (4 février 2009) d’accords conclus entre les autorités libyennes et italiennes dans le cadre de la lutte conjointe des deux pays contre l’immigration clandestine par mer (accord du 29 décembre 2007 de coopération pour la lutte contre l’immigration clandestine ; Protocole additionnel fixant les modalités techniques et opérationnelles de cet accord, signé le même jour ; Protocole additionnel du 4 février 2009 visant au renforcement de la coopération bilatérale aux fins de la lutte contre l’immigration clandestine) – instruments dont il convient de précision que leur suspension a été prononcée le 26 février 2011 par le ministre italien de la Défense au regard des évènements en Libye).

La procédure

Les ressortissants somaliens et érythréens ont alors saisi la CourEdh le 26 mai 2009 pour violation de la CEDH. La deuxième section de la Cour, qui s’est vue transmettre la requête, s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre le 15 février 2011. Cette dernière, conformément à la Convention (art. 29§1), devait statuer simultanément sur la recevabilité et le fond de l’affaire. La procédure s’est toutefois heurtée à des imprévus factuels : deux des requérants sont en effet décédés, et la situation en Libye depuis le début de l’année 2011 a rendu les contacts entre les requérants et leurs représentants dans l’affaire devant la Cour plus difficiles.

Les requérants avançaient que leur transfert, par les autorités italiennes, vers la Libye avait constitué une violation des articles 3 et 13 de la CEDH et 4 du Protocole n°4.

La compétence de la Cour

La Cour devait se prononcer sur la violation de plusieurs dispositions de la CEDH. Dans un premier temps, elle devait cependant examiner la question de sa compétence en l’espèce, au regard de l’article 1 de la CEDH : « Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (…) Convention ». Le gouvernement italien avançait, pour exclure l'applicabilité de l'article 1, que ses autorités n’avaient pas exercé « un contrôle absolu et exclusif » sur les requérants, l’interception des migrants ayant eu lieu en haute mer en vertu de l’obligation de sauvetage de la vie humaine en mer et invoquant le fait qu’à bord du navires, les secourus ont bénéficié de « l’assistance humanitaire et médicale nécessaire », sans recours ni à la violence, ni aux armes.

La Cour estime cependant que les fais se sont bien déroulés à bord des navires militaires italiens, ne transportant à son bord que des militaires italiens ; que ces circonstances suffisent à reconnaître la qualité d’un contrôle continu et exclusif des requérants de leur embarquement à bord à leur remise aux autorités libyennes. Bien que la juridiction entendue au sens de l'article 1 de la Convention ait essentiellement un sens territorial (Bankovic et autres c. Belgique et 16 autres Etats contractants), ce dernier n'est pas exclusif, des exceptions pouvant être reconnues au regard de la spécificité de l'espèce (v. not. Medvedyev et autres c. France ; Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni). Le fait que l’interception soit intervenue en haute mer ne change rien à cet état de fait. Partant, la Cour affirme que les faits incriminés relèvent bien de la juridiction italienne au sens de l’article 1 de la Convention, et, qu’en conséquence, la Cour est compétente pour connaître de la requête. Peu importe donc le lieu de la réalisation de l'interception. Ainsi, les autorités ne peuvent se prévaloir d'un régime juridique spécifique - ici la haute mer - pour se départir de l'applicabilité de l'article 1 de la Convention. Ce qui compte n'est pas tant le lieu, que la nationalité des forces exerçant leur autorité sur les personnes interceptées. Cette position permet d'une part d'éviter que la haute-mer ne soit conidérée comme un "no man's land" juridique; d'autre part que les Etats, en dehors de leur territoire, puissent s'autoriser des ations qu'ils ne pourraient commettre sur leur propre territoire.

 

La position de la Cour

Violation de l’article 3 de la CEDH (interdiction de la torture)

Les requérants avançaient que leur refoulement en Libye par les autorités italiennes contrevenait à l’article 3 de la Convention : « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ». Cet article implique, pour les États, l’obligation de ne pas refouler une personne vers un État dans lequel elle risquerait d’être soumise à des traitements inhumains ou dégradants et l’interdiction de refouler des réfugiés (principe de non-refoulement). Cette violation était en l’espèce alléguée à deux titres, le premier au regard des risques encourus en Libye; le second au regard de l'éventuelle expulsion par la Libye vers le pays d'origine des requérants :

 

            -violation de l’article 3 de la CEDH pour l’exposition aux risques de subir des traitements inhumains et dégradants en Libye :

La Cour a du examiner le droit applicable en Libye à l’époque des faits (antérieurs aux soulèvements de 2011 qui, par conséquence, ne peuvent rétroactivement être invoqués dans l’affaire), et constater le non-respect dans le pays des règles de protection des réfugiés, et l’assimilation de toute personne entrée de manière irrégulière sur le territoire à un clandestin. Cette qualification entrainait alors arrestation et détention, dans des conditions considérées « inhumaines » par les tiers au procès. De plus, la Cour établit que la Libye se caractérisait par un non-respect de ses obligations internationales ; que le bureau du HCR à Tripoli (qui a cessé toute activité en 2010) n’a jamais été reconnu par le gouvernement libyen, et, surtout, que l’Italie ne pouvait pas ne pas être informée de cette situation.

Si le gouvernement italien avance que les requérants n’ont pas fait de demande de protection internationale, la Cour estime que c’est aux autorités de prendre la responsabilité d’informer les requérants sur leur sort. L’analyse est intéressante et permet ainsi d’éviter que les États ne se dégagent de leurs obligations en invoquant la non-réclamation de protection par les requérants. La non-demande, ou l’oubli de la demande par les requérants ne saurait ainsi leur être imputée. Les autres arguments italiens, relatifs notamment aux instruments internationaux auxquels était partie la Libye, sont écartés.

La Cour rappelle que, consciente des pressions auxquelles sont soumis les États en matière migratoire, cette situation ne doit pas exonérer les États de leurs obligations découlant de l’article 3 de la Convention, auquel elle confère un « caractère absolu » (§122); dans le même temps, elle reconnaît aux Etats la possibilité de déterminer leur politique applicable en toute souveraineté.

La Cour conclut ainsi à la violation de l’article 3 en l’espèce.

 

               -violation de l’article 3 de la CEDH pour l’exposition aux risques d’être rapatriés arbitrairement en Érythrée et en Somalie :

Dans un deuxième temps, les requérants alléguaient une violation de l’article 3 en raison des risques d’être rapatriés arbitrairement en Érythrée et en Somalie par les autorités libyennes, risque consécutif à leur transfèrement en Libye par les autorités italiennes.  Cette situation, appelée « refoulement indirect » (refoulement vers un pays risquant de refouler la personne dans un pays dangereux pour leur vie et leur intégrité, v. CEDH, TI c. Royaume-Uni ; MSS c. Belgique et Grèce, 21 janvier 2011), est également proscrite par l’article 3 de la Convention. Si la Libye était pourtant partie à plusieurs instruments de protection des droits de l’homme, il apparaît, selon le HCR, que le pays a déjà procédé à des renvois (y compris collectifs) de migrants vers leurs pays d’origine, dans lesquels ils pouvaient légitimement craindre pour leur vie et leur intégrité physique. Rien ne permettait donc d'assurer le non-renvoi des requérants vers, pour les uns, la Somalie, pour les autres, l'Erytrhée, pays dans lesquels ils pouvaient craindre pour leur vie et leur intégrité physique au regard de leur situation.

Comme pour le point précédent, la Cour estime que l’Italie ne pouvait pas ne pas avoir conscience du risque encouru par les requérants, de la situation en Libye et du non-respect des instruments internationaux de protection des droits de l’homme, ainsi que des faits rapportés par les organisations internationales, et que, partant, il y a aussi violation de l’article 3 de la Convention. La simple signature d'engagements et instruments internationaux par la Libye ne suffit ainsi pas à garantir la sûreté pour les personnes, et l'Italie ne pouvait s'en prévaloir pour se décharger de sa responsabilité.

 

Violation de l’article 4 du Protocole n°4 de la CEDH

Les requérants faisaient ensuite valoir la violation de l’article 4 du Protocole n°4 de la Convention, « Les expulsions collectives d’étrangers sont interdites ». Ils estimaient en effet avoir été victimes d’une expulsion collective de la part des autorités italiennes qui, sans avoir cherché à les identifier, les a refoulés sans individualiser chaque situation.

La Cour devait régler la question de l’applicabilité du protocole en question en l’espèce. En effet, le gouvernement britannique contestait son applicabilité en raison du fait qu’il ne s’agissait pas là d’une expulsion au sens du texte, mais plutôt d’un refus d’autorisation d’entrée sur le territoire national. Les requérants n’ont pas été interceptés dans les eaux italiennes, mais en haute mer : ils n’ont donc pas franchi la frontière italienne. Si les requérants partagent la position concernant la non-adaptation du terme « expulsion » à leur situation, ils demandent à la Cour de donner une interprétation extensive (« interprétation fonctionnelle et téléologique") du Protocole et d’en reconnaître l’applicabilité à l’espèce. La  Cour devait ensuite statuer sur la question de l'extraterritorialité de la juridiction de l'Etat. Il s'agit ici d'une première pour la Cour, qui n'avait pas encore eu à trancher la question de "l'applicabilité l’article 4 du Protocole no 4 à un cas d’éloignement d’étrangers vers un Etat tiers effectué en dehors du territoire national".

La Cour va reconnaître l’applicabilité du protocole, avant d’en constater la violation, fondée sur le fait que les autorités italiennes ne sont pas occupées individuellement de chaque cas et que, dès lors, l’expulsion était bien collective. La Cour s'est ici appuyée sur sa jurisprudence, laquelle indique que le simple fait pour les personnes de ne pouvoir faire part de leur situation individuellement devant les autorités relève de l'expulsion collective. La décision de la Cour est importante car elle nous donne de précieuses indications sur l'interprétation de cet article. Notamment, sa formulation n'exclut pas une application extraterritoriale du principe qu'il contient. Le fait que la Cour ait accepté l'applicabilité de l'article 1 devait nécessairement conduire à reconnaître celle de l'article 4 du Protocole 4. La reconnaissance de la juridiction italienne au titre de l'article 1 devait en effet logiquement entraîner celle au titre de l'article 4 du Protocole.

 

Violation de l’article 13 (droit à un recours effectif) combiné avec les articles 3 de la CEDH et 4 du Protocole n°4

Les requérants avançaient qu’il y avait eu violation de l’article 13 de la CEDH : « Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif par devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles ». La violation des articles 3 de la CEDH et 4 du protocole n°4 étant vérifiée, l’article 13 trouvait donc à s’appliquer. Les requérants affirmaient que cet article avait été violé en raison de la non-possibilité pour eux d'exercer le droit à un recours effectif dans le cadre de cette affaire. Ce non-recours serait caractérisé selon eux par le fait que les interceptions pratiquées par l’Italie en haute mer ne sont pas prévues par la législation italienne et sont alors exemptes de contrôle de légalité, exemption qui empêche donc tout recours à leur encontre.

Le Gouvernement avançait que le fait que les faits ayant eu lieu en haute mer, aucun contrôle juridictionnel ne pouvait être exercé ; ensuite, il expliquait que les requérants auraient du saisir les juridictions nationales.

Après avoir reconnu l’applicabilité de l’article en l’espèce, la Cour a conclu à la violation de l’article 13 combiné avec les deux précédents.

 Conclusion

La Cour condamne l’État italien pour la violation des articles 3 et 13 de la CEDH, 4 du protocole n°4, et à verser aux requérants 15000 € chacun et 1575. 74€ de manière globale. On ne saurait que trop recommander de lire l’opinion concordante du Juge Pinto de Albuquerque, très instructive sur le droit applicable en matière de non-refoulement et sur l’application qui en est faite par la Cour. 

La décision de la Cour est heureuse. Les nécessités des États d’assurer leur sûreté et leur sécurité et d’assurer, à travers la surveillance et le contrôle des approches maritimes, la lutte contre l’immigration clandestine, ne doit pas les dispenser de leurs obligations relatives à la protection des droits de l’homme et des procédures visant à en assurer l’effectivité. L'arrêt devrait donc avoir des conséquences sur les politiques nationales de refoulement, qui ne pourront plus se réfugier derrière le principe de territorialité pour exclure l'applicabiité de la convention et de ses protocoles. L'arrêt de la Cour estompe un peu le flou qui règne sur la situation des migrants interceptés en haute mer, et permet d'affirmer que cette dernière, régie certes par le principe de liberté des mers, ne doit être ni un lieu de vide juridique, ni un prétexte pour les Etats pour se dégager de leurs obligations.

De plus, la seule existence d’accords relatifs à l’organisation des refoulements promouvant le respect de la CEDH ne suffit pas en elle-même à assurer le respect des droits qu’elle reconnaît, et ne dispense pas, en l’espèce, l’Italie de ses devoirs en se reposant sur les engagements conclus avec la Libye. Un Etat ne saurait donc se prévaloir uniquement des instruments auxquels serait partie un Etat tiers pour mesurer le risque encouru par des personnes qu'il souhaite refouler vers cet Etat. La réalité de la situation et l'effectivité de ces instruments doit être appréciée - en l'espèce, les informations concernant la Libye étaient suffisamment connues pour ne pas être ignorées de l'Italie.

Enfin, cet arrêt de la CourEdh vient appuyer les revendications des réfractaires aux accords bilatéraux italo-libanais conclus dans le cadre de la lutte contre l’immigration clandestine par voie de mer. Bien que leur application ait été que suspendue suite aux troubles libyens, il semblerait – et cela serait souhaitable – qu’ils n’aient guère d’espoir d’avenir.

 

Sur l'immigration clandestine par voie de mer :

Frontex / adoption de nouvelles règles de fonctionnement, Anne Claire Dumouchel

Sur l'extraterritorialité :

La Convention européenne des droits de l'homme s'applique à des faits survenus en Irak, Catherine-Amélie Chassin

Bulletin numéro 296