On pouvait s’y attendre. Le fort courant d’hostilité à l’égard de la Cour, émanant de l’Union africaine, n’a pas manqué d’atteindre les deux décisions rendues par la Chambre préliminaire I sur l’inexécution des mandats d’arrêts à l’encontre d’Omar Al-Bashir.
La posture de l’Union africaine, maintes fois renouvelée depuis la création de la C.P.I., repose sur une diversité de soubassements dont la teneur politique n’est pas contestable (voir dans ce même numéro, Banzeu Rostand, sur la réaction de l’Union africaine). Dans le cas d’espèce, il s’agit, abruptement, de revendiquer une immunité au profit d’Omar Al-Bashir et de miser sur la qualité d’Etat tiers du Soudan par rapport à la Convention de Rome pour discréditer l’action pénale mise en route. Autant dire que les linéaments de cette position sont juridiquement fragiles et très peu cohérents lorsque l’on questionne les précédents en matière de justice pénale internationale. En somme, la seule cohérence de la position de l’Union réside dans la constance de leur hostilité à l’égard de la Cour. On se rappelle notamment de l’intransigeance du texte final du 13ème sommet de l’U.A. en 2009. Elle décidait « qu’en raison de l’absence de réponse à la requête formulée par l’Union africaine, les Etats membres de l’U.A. ne coopéreront pas, conformément aux dispositions de l’Article 98 du Statut de Rome sur la C.P.I., à l’arrestation et la livraison des personnalités africaines inculpées ». Plus récemment, lors du 17ème sommet de l’U.A. qui s’est tenu à Malabo (Guinée-Equatoriale) le 26 juin 2011, l’Organisation a condamné l’émission des mandats d’arrêt à l’encontre de Mouammar Kadhafi et de deux officiers libyens de haut-rang. Malgré l’évolution positive de la justice pénale internationale et les nombreuses réponses apportées aux problématiques posées, la position de l’Union n’a pas pris une ride.
Pour s’en convaincre, il est intéressant d’analyser les arguments développés par l’Union africaine sous le prisme de la jurisprudence des juridictions pénales internationales, de la Cour pénale internationale notamment, du Statut de Rome et du droit international public matériel.
1. Les Etats tiers à la Convention de Rome peuvent-ils s’obliger à l’égard de la Cour ?
Cet argument tire son fondement de l’article 34 de la Convention de Vienne et s’origine, très certainement, dans la création conventionnelle de la C.P.I. Le choix d’un établissement conventionnel suppose, fondamentalement, l’existence une justice concertée qui pourrait, in fine, légitimer, la position de l’Union. Cependant, force est de reconnaître que le principe selon lequel un traité ne lie que les Etats parties ne s’applique pas dès lors que le Conseil de sécurité intervient dans la procédure devant la C.P.I. La réalisation de cette hypothèse d’intervention du Conseil n’est pas neutre sur le bouleversement du modèle égalitaire mis en place à Rome. On passerait ainsi d’une justice concertée à une justice imposée en ce que l’intrusion du Conseil de sécurité insuffle à la Cour une logique d’adhocisme à l’instar du modèle de fonctionnement des T.P.I. L’argument de l’Union ne peut, raisonnablement, se déployer lorsque la saisine est tributaire du Conseil. Comme le rappelle la Chambre préliminaire, « les fonctions actuelles d’Omar Al Bashir en tant que chef d’un État non partie au Statut n’ont pas d’incidence sur la compétence de la Cour à l’égard de cette affaire » en ce que la saisine de la Cour, sur la situation au Darfour, a été initiée par le Conseil de sécurité par le truchement de la résolution 1593. C’est conséquemment à ce renvoi onusien que la Chambre préliminaire a d’ailleurs émis des mandats d’arrêt à l’encontre d’Omar Al-Bashir. La particularité de la saisine du Conseil réside, à l’évidence, dans le fait qu’elle peut s’étendre à des Etats non parties conformément au texte même du Statut de Rome (article 13 b). Sous ce prisme, aucune incompatibilité avec la Convention de Rome ne peut être excipée d’autant plus que le Tchad et le Malawi ont ratifié le texte final sur le fondement duquel l’inobservation de leur obligation d’exécuter les mandats d’arrêt peut (doit) être sanctionnée.
2. Le droit international coutumier accorde-t-il vraiment un régime d’immunité aux chefs d’Etat ?
Cette interrogation, dont la réponse peut sembler évidente, constitue pourtant l’arlésienne de la position de l’Union africaine. Les arguments invoqués sont autant surannés que faciles à contourner. Soulignons que l’essence même de la construction d’un universalisme pénal repose sur la croyance que certains crimes internationaux portent gravement atteinte à des valeurs hautement transcendantes. Qu’adviendrait-il du projet universaliste si une immunité au prurit d’une « licence to kill » était attribuée à certains hauts dirigeants ? Ce faisant, l’article 28 du Statut de Rome sur la responsabilité pénale internationale des hauts dirigeants de l’Etat ne fait que renforcer la cristallisation d’une coutume internationale : celle de l’absence d’immunité des chefs d’Etat devant les juridictions pénales internationales. La position de l’Union se heurte ainsi à la clarté, à la constance et à l’ancrage de ce principe dans plusieurs textes internationaux ; qu’il s’agisse de la Charte de Nuremberg (article 7), de la Convention contre le génocide (article 4), du Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (article 7(2)), du Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda (article 6(2)) et, in fine, du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (article 27 § 2). L’argument est d’autant plus juridiquement incertain qu’il se fonde sur la jurisprudence de la C.I.J. qui a pourtant, très clairement, ouvert la voie à l’incrimination des hauts dirigeants devant les juridictions pénales internationales. La Cour mondiale distingue l'immunité de l’impunité en décidant qu’ « un ministre des affaires étrangères ou un ancien ministre des affaires étrangères peut faire l'objet de poursuites pénales devant certaines juridictions pénales internationales dès lors que celles-ci sont compétentes ». Au surplus, l’article 27 § 2 du Statut qui prévoit que « les immunités ou règles de procédure spéciales qui peuvent s'attacher à la qualité officielle d'une personne, en vertu du droit interne ou du droit international, n'empêchent pas la Cour d'exercer sa compétence à l'égard de cette personne » (Arrêt du 14 février 2002 § 61). La cause est donc entendue. En outre, certains procès internationaux montrent bien, s’il en était toujours besoin, que le fort symbolisme qui s’attache aux plus hautes fonctions de l’Etat n’est plus un paravent pouvant favoriser l’impunité. On l’a vu avec les affaires Pinochet (Décision du 24 mars 1999) et Slobodan Milosevic.
3. Qu’en est-il des obligations du Malawi et du Tchad en vertu de l’Acte constitutif de l’Union africaine ?
L’article 23 (2) de l’Acte constitutif de l’Union oblige tous les Etats membres, dont naturellement le Malawi et le Tchad, « de se conformer aux décisions et politiques de l’Union ». Partant, l’Union considère que ces deux Etats n’ont fait que se conformer à l’obligation de non-coopération qu’ils tirent du texte fondateur de l’Organisation. Au demeurant, c’est sur la base de cette disposition que l’Union conteste la légitimité de l’obligation de coopération à la Cour de ses Etats membres.
D’un point de vue strictement juridique, cette stratégie conduit à une invitation flagrante à la violation des dispositions de la Charte des Nations Unies lorsque la saisine est opérée par le Conseil de sécurité. Dans la résolution 1593, le Conseil de sécurité fait la demande « à tous les Etats et à toutes les organisations régionales et internationales concernées de coopérer pleinement ». Le fait est que la saisine de la situation au Darfour se fonde sur le Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, c'est-à-dire d’un instrument juridique dont l’obligatoiriété et la force contraignante est sans commune mesure avec l’Acte constitutif de l’Union. Le lecture combinée des articles 24 – responsabilité principale du Conseil en matière de maintien de la paix et de la sécurité internationales –, 25 – opposabilité à tous les Etats des décisions du Conseil – et 103 – primauté des obligations issues de la Charte – achèvent de nous convaincre sur l’ineffectivité de l’article 23 de l’Acte constitutif de l’Union.
Last but no least, il ne sera pas inutile de scruter l’horizon de l’appel à la dissidence lancée par l’Union s’il a pour conséquence de faire peser sur les Etats le risque d’une sanction par le Conseil de sécurité. Gageons que les sanctions potentielles émanant du Conseil de sécurité pourraient rapidement décourager certains Etats.
4. L’article 98 du Statut de Rome peut-il servir de base légale à la position de l’Union africaine ?
Il ne fait guère de doute que l’article 98, dans l’esprit, vise à réduire considérablement la compétence de la Cour. On ne s’étonnera pas de l’utilisation de ce cadre de défiance à l’égard de la Cour d’autant plus que les rapports que les Etats-Unis entretiennent avec la Cour sont caractérisés par la même hostilité. Les exemples pullulent en la matière. Pour n’en citer qu’un, on se rappellera que juste après l’entrée en vigueur de la Convention de Rome, l’administration Bush avait clairement menacé d’opposer son veto au renouvellement du mandat de la Mission des Nations Unies en Bosnie-Herzégovine (MINUBH) qui prenait fin le 30 juin 2002 dans la mesure où l’exemption de leurs troupes à la compétence de la C.P.I. ne leur serait pas accordée. C’est d’ailleurs sans prendre en considération les desiderata de l’administration américaine que fut adoptée la résolution 1410 du 17 mai 2002 qui viendra ainsi créer, sur les ruines de l’ATNUTO, la Mission d’appui des Nations Unies au Timor oriental (MANUTO) pour une période de douze mois. De ce fait, c’est avant l’applicabilité même du Statut de Rome que les Etats-Unis ont cherché à contourner la compétence de la Cour. Au départ, les voies de contournement trouvées résidaient dans la conclusion d’accords d’immunités conférant une impunité aux personnels militaires. Faute de pouvoir rallier les autres Etats dépositaires du droit de veto à leur cause, les Etats-Unis ont notamment refusé la prolongation pour six mois du mandat de la MINUBH ; arguant que ces immunités sont non seulement bien prévues par les accords relatifs au statut des missions mais également par l’article 98 du Statut de Rome ; le même texte qui, aujourd’hui encore, sert de fondement à la politique anti-C.P.I. de l’Union. De surcroît, la résolution 1593, sur le viatique duquel les mandats d’arrêts contre Al-Bashir ont été émis, semble offrir un terreau fertile aux contempteurs de la Cour en ce qu’elle passe en revue tous les obstacles à la compétence de celle-ci. On notera qu’elle fait mention aussi bien de l’article 16 relatif au pouvoir de suspension de la compétence de la Cour que des accords d’immunités visés à l’article 98-2.
La position de l’Union en est-elle, pour autant, justifiée en droit ? S’il est vrai que la position américaine à l’égard de la Cour est marquée par le sceau de la méfiance, l’exploitation de l’article 16 du Statut de Rome, même frappée d'incertitudes, et la signature d’accords bilatéraux d’immunité trouvent leur fondement dans le texte même du Statut de Rome. Tout l’inverse de la position de l’Union qui se matérialise sur des situations, le Soudan et la Libye, qui ont été déférées par le canal du Chapitre VII.
En réalité, même sur le terrain politique, la critique développée par l’Union sur l’existence d’une Cour qui jette son dévolu uniquement sur les Etats africains doit être relativisée. Les cas ivoirien, centrafricain, congolais et ougandais sont symptomatiques de situations déférées à la Cour…par ces Etats eux-mêmes.
CPI/ Soudan : L’inviolabilité, frein à une coopération effective ? Ndiaye Sidy Alpha