L’universalisme pénal une fois de plus remis en cause dans l’affaire du double mandat d’arrêt international émis contre le président soudanais Omar Al Bashir. En effet, face à l’inaction du Tchad et du Malawi mis en exergue par le défaut de coopération de la part de ces deux Etats avec la Cour Pénale Internationale (CPI), quant à l’arrestation et la remise d’Omar Al Bashir ; la Chambre préliminaire de cette juridiction pénale internationale a rendu deux décisions (ICC-02/05-01/09-139 et ICC-02/05-01/09-140) respectivement les 12 et 13 décembre 2011, aux fins de saisir le Conseil de sécurité des Nations Unies et l’Assemblée des Etats parties au Statut de Rome.
Seulement, fidèle à une politique de méfiance, de suspicion et de rejet systématique de la justice pénale internationale qui tend progressivement à standardiser un mode opératoire qui lui est désormais propre, l’Union Africaine a réagi fermement à ces décisions à travers un communiqué rendu public dans lequel elle conteste le bien-fondé des décisions rendues par la Chambre préliminaire I de la Cour Pénale Internationale et, relance ainsi un bras de fer avec la Cour Pénale Internationale sur l’affaire Omar Al Bashir.
Il convient de rappeler qu’au-delà de la tension inhérente qui est fort perceptible entre les dispositions des articles 27 (2) et 98 (1) du Statut de Rome, c’est la question de l’immunité de juridiction d’un chef d’Etat en exercice en cas de crimes internationaux qui est au cœur de cette affaire. Autant elle mobilise l’efficacité des moyens d’action de la justice pénale internationale, autant elle cristallise le débat juridique sur la conciliation nécessaire qu’il faut opérer clairement entre la nécessité de la protection juridictionnelle de la fonction du chef d’Etat et le rejet de l’impunité par l’exigence de la justice pénale internationale ou la répression des atteintes graves à la dignité humaine.
Afin de bien cerner les enjeux et les implications profondes de la réaction de l’Union Africaine en l’espèce, il importe de revenir sur les fondements de celle-ci et surtout d’analyser la pertinence de cette position en rapport avec les règles du droit international.
- L’Expression d’une désapprobation manifeste des décisions de la Chambre préliminaire I de la Cour Pénale Internationale par l’Union Africaine
« The African Union Commission has noted with grave concern the decisions ICC-02/05-01/09-139 and ICC-02/05-01/09-140 of 12 and 13 December 2011, respectively, of Pre-Trial Chamber I of the International Court (ICC) on the alleged failure of the Republic of Malawi and the Republic of Chad to comply with the cooperation requests issued by the ICC with respect to the arrest and surrender of president Omar Al Bashir of the Republic of Sudan » C’est par cette note contestataireque la Commission de l’UnionAfricaineintroduit le Communiqué portantdésapprobation des décisions de la chambrePréliminaire I de la CPI. Tout en revenant sur quelques extraits des décisions querellées, l’Union Africaine évoque principalement deux arguments à l’appui de sa désapprobation. Il s’agit notamment de l’affirmation du non-respect du droit international relativement à l’immunité ratione personae d’un Chef d’Etat en exercice et de l’exigence du respect ou de la conformité des Etats africains aux décisions et politiques de l’Union Africaine.
Sur l’affirmation de la non-conformité des décisions de la CPI au droit international en matière d’immunité ratione personae, l’Union Africaine note que les décisions de la Chambre préliminaire I de la CPI ne prennent pas en compte les dispositions pertinentes de l’article 98 du Statut de Rome et le caractère absolu de l’immunité de juridiction d’un chef d’Etat devant les juridictions nationales étrangères.
D’abord, cette affirmation part d’une opposition qui semble exister entre l’article 27 (2) et 98 (1) du Statut de Rome. En effet, l’article 27(2) du Statut de Rome qui lève le bouclier de l’immunité dans le cadre des poursuites pénales stipule que : « les immunités ou règles de procédure spéciales qui peuvent s’attacher à la qualité officielle d’une personne, en vertu du droit interne ou du droit international, n’empêchent pas la Cour d’exercer sa compétence à l’égard de cette personne ». Toutefois, l’article 98 (1) du même Statut qui émet une réserve quant aux poursuites dispose que : « La Cour ne peut poursuivre l’exécution d’une demande de remise ou d’assistance qui contraindrait l’Etat requis à agir de façon incompatible avec les obligations qui lui incombent en droit international, en matière d’immunités des Etats ou d’immunité diplomatique d’une personne ou de biens d’un Etat tiers, à moins d’obtenir au préalable la coopération de cet Etat tiers en vue de la levée de l’immunité ». A ce titre, l’organisation panafricaine insiste sur l’application en l’espèce de l’article 98 (1) du Statut de Rome sur la base du fait que cet article jouit d’un champ d’application spécifique : celui des relations entre la Cour et les Etats et non celui des relations entre la Cour et un individu qui seraient régies par l’article 27 (2) susmentionné. Etant donné qu’en l’espèce il s’agit bien des relations entre la CPI d’une part et les Etats du Tchad et du Malawi, l’Union Africaine estime que c’est l’article 98 (1) qui s’applique et qu’en conséquence, la CPI ne peut poursuivre l’exécution d’une demande de coopération visant l’arrestation d’Omar Al Bashir à l’endroit du Tchad et du Malawi et conteste sur ce point les décisions de la Chambre Préliminaire I de la CPI.
Ensuite, l’Union Africaine soutient que l’immunité de juridiction d’un chef d’Etat est absolue et n’admet en conséquence aucune exception même en cas de crimes internationaux. En effet, le communiqué précisetrèsclairementque :
« As a general matter, the immunities provided for by international law apply not only to proceedings in foreign domestic courts but also to internationals tribunals : state cannot contract out of their international legal obligations vis-à-vis third states by establishing an international tribunal (…) in this regard, it is to be recalled that the immunity accorded to senior serving officials, ratione personae, from foreign domestic criminal jurisdiction (and from arrest) is absolute and applies even when the official is accused of committing an international crime. »Cette seconde affirmation tend à démontrer qu’en l’espèce le président soudanais Omar Al Bashir, jouit en tant que chef d’Etat de la République du Soudan d’une immunité de juridiction absolue qui fait échec à toute poursuite pénale engagée contre sa personne. C’est sur la base de ces deux arguments que l’Union Africaine conteste dans un premier temps le fondement des décisions prises en décembre 2011 par la Chambre préliminaire de la CPI relativement au défaut de coopération des Etats du Tchad et du Malawi. Renchérissant, l’organisation panafricaine exprime son dissentiment en excipant l’exigence du respect par le Tchad et le Malawi des décisions et politiques qu’elle adopte et met en place.
En effet, en tant qu’Etat membres de l’Union Africaine, c’est dans l’optique de se conformer d’abord à la décision prise par la 13e session ordinaire de l’Assemblée des Chefs d’Etats et de Gouvernement de l’Union Africaine selon laquelle « Decidedthat in view of the factthat the request by African Union has never been actedupon (by UN security Council), the AU Member States shall not cooperatepursuant to the provisions of Article 98 of the Rome Statute of the ICC relating to immunities, for the arrest and surrender of President Omar Al Bashir of The Sudan », que le Tchad et le Malawi se sont abstenus de coopérer de quelque manière que ce soit avec la CPI relativement à cette affaire. Ensuite, ils l’ont fait dans le souci d’éviter de tomber sous le coup des sanctions prévues par les dispositions de l’article 23(2) de l’Acte Constitutif de l’Union Africaine en cas de violation des décisions ou politiques de cette dernière.
Dans cette perspective il convient de relever que cette position de désapprobation des décisions de la Chambre préliminaire I de la CPI s’inscrit manifestement dans une logique de neutralisation de la justice pénale internationale dont –il importe d’interroger la pertinence et les véritables enjeux eu égard à la forte méfiance que l’Union Africaine et ses Etats membres tendent à développer de plus en plus à l’égard de la CPI.
- Une position critiquable à certains égards
Au regard des arguments de droits relevés à l’appui de la position de l’Union Africaine, peut-on véritablement objectiver le défaut de fondement des décisions de la Chambre préliminaire I de la CPI ? Quel est le parti de l’Union Africaine dans cette affaire ? Défend telle les intérêts de la justice pénale internationale et du rejet de l’impunité ou tend –elle plutôt par le biais de la diplomatie du dilatoire à favoriser l’émergence d’une justice pénale « africaine » ?
A l’analyse, les failles juridiques de la position de l’Union Africaine tendent à relativiser l’existence d’une véritable volonté de la part des Etats membres de cette organisation de favoriser la lutte contre l’impunité par le respect des engagements découlant du Statut de Rome et la répression des crimes internationaux commis au Soudan sous le régime du président Omar El Beshir. Deux éléments peuvent étayer ce point de vue.
Primo, comment peut-on défendre le défaut de coopération des Etats du Tchad et du Malawi en évoquant l’argument du « caractère absolu » de l’immunité de juridiction d’un chef d’Etat en cas de crimes internationaux alors même qu’en l’état actuel des instruments conventionnels, de la jurisprudence internationale et des tendances jurisprudentielles nationales, il est admis que l’immunité n’est pas un bouclier contre la responsabilité pénale d’un chef d’Etat. S’il faut reconnaître que la Cour internationale de Justice dans l’affaire du mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République Démocratique du Congo c. Belgique) affirmait qu’elle n’a pu déduire « l’existence en droit international coutumier, d’une exception quelconque à la règle consacrant l’immunité de juridiction pénale et l’inviolabilité des ministres des affaires étrangères en exercice, lorsqu’ils sont soupçonnés d’avoir commis des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité » ; ce caractère absolu ne vaut que devant les juridictions nationales étrangères. En effet, les précédents tirés des affaires Slobodan Milosévic,Charles Taylor, et les dispositions pertinentes de l’article 27 (2) du Statut de Rome sont de nature à objectiver l’existence d’une exception en droit international à la règle de l’immunité absolue d’un chef d’Etat en exercice devant les juridictions internationales. Sur ce point tout au moins, la position de l’Union Africaine manque de fondement.
Secundo, quand bien même l’Union Africaine revendique fermement l’application en l’espèce des dispositions de l’article 98 (1) du Statut de Rome sus cité, il importe de noter que cet article interdit l’exécution d’une demande de remise ou d’assistance à l’égard de l’Etat requis, lorsqu’il y a manifestement risque pour ce dernier d’agir de façon incompatible avec les obligations qui lui incombent en droit international en matière d’immunité. Dès lors, la question qui se pose est celle de savoir si le fait pour le Tchad et le Malawi de coopérer avec la CPI dans l’exécution du mandat d’arrêt international émis contre le président Soudanais Omar Al Bashir entre en contradiction avec leurs obligations internationales relatives à la question de l’immunité ?
A l’observation, l’on peut noter deux choses : d’abord, comme on l’a précédemment mentionné, la coutume internationale actuelle s’oppose au caractère absolu de l’immunité de juridiction d’un chef d’Etat en exercice. Ensuite, comme le communiqué portant désapprobation des décisions de la Chambre Préliminaire I de la CPI le précise, le Tchad et le Malawi autant que l’ensemble des Etats membres de l’Union Africaine sont liés par les dispositions de l’article 4(o) de l’Acte Constitutif de l’Union qui pose le principe du « respect du caractère sacro-saint de la vie humaine, de la condamnation et du rejet de l’impunité, des assassinats politiques, des actes de terrorisme et des activités subversives ». Ce corpus d’obligation a pour effet de valider l’existence d’une conformité entre les obligations du Tchad et du Malawi (Etats requis en l’espèce) découlant du droit international et la demande de coopération à eux adressée par la CPI.
Car le défaut de coopération de la part de ces deux Etats semble plus répondre au souci de conformité à l’égard d’une décision adoptée par l’Assemblée des Chefs d’Etats et de Gouvernement de l’Union par laquelle ils s’interdisaientab initio de toute coopération avec la CPI conformément aux dispositions de l’article 98 du Statut de Rome.
Plus encore, il convient de souligner in fine l’ambiguïté de la position de l’Union Africaine relativement à cette question quand elle réaffirme d’une part son attachement à la « condamnation et au rejet de l’impunité » justifiée par la grande participation des Etats africains au processus ayant conduit à l’adoption du Statut de Rome ; et d’autre part le rejet total des décisions de la CPI. Le communiqué affirme en effetque : « The African Union will continue to fight against impunity as required by article 4 of the Constitutive Act and the relevant Assembly decisions and shall oppose any ill-considered, self-serving decisions of the ICC as well as any pretensions or double standarts that become evident from the investigations, prosecutions and decisions by the ICC relating to situations in Africa. »A l’évidence l’Union africaine développe une grande méfiance envers la CPI relativement à l’affaire du mandat d’arrêt émis contre Omar Al Bashir et plus généralement à l’égard des autres cas d’infractions graves au droit international des droits de l’homme. Cette méfiance est d’autant plus exacerbée que l’Union Africaine a demandé à l’ensemble de ses Etats membres et aux « amis de l’Afrique » de rejeter tout projet de résolution qui pourra être entrepris au Conseil de Sécurité des Nations Unies ou à l’Assemblée des Etats parties au Statut de Rome visant à sanctionner le Malawi ou le Tchad.
D’où la question des enjeux réels d’une position africaine aussi arcbouté sur le rejet pur et simple d’une juridiction qu’ils ont pourtant contribué à édifier au service de la justice pénale internationale, du respect de la dignité humaine et de la lutte contre l’impunité.
A l’analyse il est visiblement question de l’émergence d’une justice pénale africaine propre à l’Afrique et au service de l’Afrique dont-on ne maîtrise pas encore les véritables ressorts. En effet, lorsque l’Union Africaine fait le constat selon lequel « Indeed, the African Union believesthat the fightagainstimpunityistoo important to beleft to the ICC alone » l’idée d’une appropriation par l’Afrique et d’une édification africaine de la justice pénale se profile à l’horizon d’une justice parcellaire remettant en cause toute la pertinence de l’universalisme pénal.
Toutefois, il faut espérer que le Conseil de sécurité ou l’Assemblée des Etats parties au Statut de Rome se prononce sur la saisine par la Chambre préliminaire I de la CPI. La décision qui en résultera permettra d’avoir une lecture supplémentaire de l’affaire du double mandat d’arrêt international émis contre le président soudanais Omar Al Bashir. Par ailleurs, sur la question de l’immunité d’un chef d’Etat en exercice la position de l’Union Africaine est critiquable et n’est pas en adéquation avec l’état actuel du droit international en la matière. Faut-il le rappeler, quelque soit la fonction officielle d’une personne, l’immunité n’est plus un bouclier contre la responsabilité pénale de celui-ci. L’exception est admise en ce qui concerne la personne du chef de l’Etat devant les juridictions internationales en cas de crimes internationaux.
- Kenya : La CPI va ouvrir une enquête sur les violences post électorales de 2007-2008
- CPI/Kenya, jusqu’où ira l’Union africaine ? NdiayeSidy Alpha
- CPI/Darfour : délivrance d’un mandat d’arrêt contre le président soudanais Omar Al Bashir (Valérie Gabard, 8 mars 2009)
- Les suites du mandat d'arrêt délivré par la Chambre préliminaire I de la CPI contre le Président soudanais. (Prof. Philippe WECKEL, 8 mars 2009)
- La France et la question du gel des poursuites contre le Président du Soudan (Prof. Philippe WECKEL, 28 septembre 2008)
- CPI/Darfour : bras de fer en perspective entre le Procureur et le Soudan quant à l’exécution des mandats d’arrêt émis pour les crimes commis au Darfour (Valérie GABARD, 17 juin 2007)
- CPI/Darfour : bras de fer en perspective entre le Procureur et le Soudan quant à l’exécution des mandats d’arrêt émis pour les crimes commis au Darfour (Valérie GABARD, 17 juin 2007)
- Les juridictions pénales internationales et la coopération des Etats (R. ADJOVI, 22 octobre 2006)