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Soumis par Metou Brusil le 16 September 2012

Le 20 juillet 2012, la CIJ a rendu son jugement dans l’affaire relative aux  Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal) . Cette décision met un terme à une procédure judiciaire d’environ trois ans et demi, initiée par une requête du Royaume de Belgique du 19 février 2009, au sujet d’un différend relatif au respect par le Sénégal de son obligation de poursuivre M. Hissene Habré, ancien Président de la République du Tchad, ou de l’extrader vers la Belgique aux fins de poursuites pénales. Le 19 février 2009, le Royaume de Belgique déposait au Greffe de la Cour une requête introductive d’instance contre la République du Sénégal  au sujet d’un différend relatif au « respect par le Sénégal de son obligation de poursuivre M. H[issène] Habré[, ancien président de la République du Tchad], ou de l’extrader vers la Belgique aux fins de poursuites pénales». La formulation même de l’intitulé de cette affaire se rapprochait, comme l’a soutenu le juge ad hoc Serge Sur, plus à une demande d’avis consultatif qu’à un véritable arrêt. En effet, «  Sans doute à l’inverse certains avis ne sont pas éloignés du règlement indirect d’un contentieux inavoué ou implicite, et la mission consultative comme la mission contentieuse relèvent toutes deux de la mission judiciaire de la Cour » (Opinion dissidente du juge ad hoc Serges Sur jointe à l’arrêt du 20 juillet 2012).   

L’arrêt de la Cour n’a pas surpris les analystes avertis, au regard des évolutions qu’avaient connu le différend, notamment à la suite du changement intervenu à la tête du Sénégal, puisque le nouveau Président de ce pays avait promis, avant le 20 juillet 2012, de faire juger le Sieur Habré. Si cet arrêt n’est pas exceptionnel,  ses suites marqueront à tout jamais l’histoire de l’Afrique en ce qui concerne les démarches entreprises pour mettre fin à l'ambiance persistante de l'impunité. sur ce continent Dans son arrêt en effet,  la Cour a  réaffirmé l’obligation du Sénégal de juger Monsieur Hissène Habré et a admis la violation par cet Etat de son obligation internationale relative à la poursuite et au jugement de l’ancien président tchadien réfugié sur son territoire depuis plus de deux décennies. Cet arrêt contribue sans doute au renforcement de la lutte contre l’impunité, mais aussi sur le plan juridique à l’ouverture d’un débat juridique sur le sens et la nature des dispositions de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. L’arrêt de la CIJ du 20 juillet 2012 porte sur une affaire à rebondissements qui n’est certainement pas encore close (I), qui a mis en lumière des questions de procédures contentieuses pointues devant la CIJ (II) et au bout duquel la Cour a constaté la violation par le Sénégal des obligations contractées au titre de la convention contre la torture (III) dont les dispositions ont été éclairées par la cour.       

I. Les faits : Une affaire à rebondissements

M. Hissène Habré a présidé aux destinées de la République du Tchad entre 1982 et 1990. Son ère a été marquée par des violations massives des droits de l’homme : arrestations, disparitions forcées, tortures, détentions arbitraires, exécutions extrajudiciaires, purges ethniques collectives. Une Commission d’enquête du Ministère tchadien de la justice établit, approximativement, le nombre de victimes directes de la gouvernance Habré à plus de 40 000 personnes. Les victimes indirectes sont plus nombreuses : 80 000 orphelins, 30 000 veuves et 200 000 personnes « se trouvant du fait de cette répression, sans soutien moral et matériel » (Rapport de la Commission d’enquête nationale du Ministère tchadien de la justice cité par HumanRights Watch, Tchad : les victimes de Hissène Habré toujours en attente de justice, juillet 2005, vol.17, n° 10A, p. 3). Évincé du pouvoir le 1er décembre 1990 par un coup de force, il se réfugie au Sénégal. Âgé aujourd’hui de 68 ans, il y vit encore.

1. La non-pertinence des décisions sénégalaises relatives à la même affaire:

Dans son arrêt, la CIJ mentionne aux paragraphes 28 et ss. Les décisions rendues par les juridictions continentales au sujet de l’affaire dont elle était saisie. En effet, 2000, saisies par certaines victimes tchadiennes et l’Association des victimes de la période Habré, les juridictions sénégalaises vont, en mars 2001, finalement, se déclarer incompétentes pour connaître des crimes du régime Habré.Les juges sénégalais avançaient  invoquaient comme raison principale de leur refus de juger le Sieur Habré  que les prétendus  crimes ont été commis hors du territoire de la République du Sénégal. Même la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples a décliné sa compétence pour connaitre d’une partie de cette affaire. En effet, par arrêt du 15 décembre 2009, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples s’est déclarée incompétente pour connaître d’une requête déposée le 11 août 2008 contre la République du Sénégal aux fins du retrait de la procédure alors diligentée par cet Etat en vue d’inculper, juger et condamner M. Habré. La Cour a fondé sa décision sur l’absence de déclaration sénégalaise acceptant sa compétence pour recevoir de telles requêtes, conformément au paragraphe 6 de l’article 34 du protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples ( Cf. Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, 15 décembre 2009, Michelot Yogogombaye c. République du Sénégal, Requête n° 001/2008 – ADL du 19 janvier 2010). En conséquence de cette décision d’incompétence sénégalaise, les juridictions belges ont été saisies par des victimes belges d’origine tchadienne. En septembre 2005, un mandat d’arrêt international était émis par la Belgique à l’encontre de M. Habré. Une première demande d’extradition, en date de septembre 2005, a été formulée au Sénégal afin de faire remettre Hissène Habré aux juges belges. La chambre d’accusation de la cour d’appel de Dakar n’a pas donné une suite positive à la demande belge. Au lendemain du prononcé de l’arrêt du 25 novembre 2005, le Sénégal a saisi l’Union africaine de la question du jugement de cet ancien chef d’Etat. En juillet 2006, la conférence des chefs d’Etat et de gouvernement de cette organisation a notamment, par sa décision 127 (VII), «décid[é] de considérer le dossier Hissène Habré comme le dossier de l’Union africaine, … mandat[é] la République du Sénégal de poursuivre et de faire juger, au nom de l’Afrique, Hissène Habré par une juridiction sénégalaise compétente avec les garanties d’un procès juste» (§25). Restée sans effets, deux autres demandes d’extradition en date, respectivement, du 15 mars 2011 et du 5 septembre 2011 sont demeurées également sans suites positives de la part des autorités du Sénégal.

2. La décision peu satisfaisante de la cour de justice de la CEDEAO sur la même affaire :

Par son arrêt du 18 novembre 2010, la Cour de justice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest s’est prononcée sur une requête déposée le 6 octobre 2008, par laquelle M. Habré lui demandait de constater que ses droits de l’homme seraient violés par le Sénégal si des poursuites étaient engagées contre lui.Après avoir notamment constaté l’existence d’indices concordants d’atteinte potentielle aux droits de l’homme de M. Habré sur la base des réformes constitutionnelles et législatives sénégalaises, cette Cour a dit que le Sénégal devait se conformer au respect des décisions rendues par ses juridictions nationales, notamment au respect de l’autorité de la chose jugée et elle lui a ordonné, en conséquence, le respect du principe absolu de non-rétroactivité. Elle a par ailleurs conclu que le mandat reçu de l’Union africaine conférait au Sénégal plutôt une mission de conception et de suggestion de toutes modalités propres à poursuivre et à faire juger M. Habré dans le cadre strict d’une procédure spéciale ad hoc à caractère international (Cour de justice de la CEDEAO, affaire Hissein Habré c. République du Sénégal, arrêt n° ECW/CCJ/JUD/06/10 du 18 novembre 2010).A la suite de l’arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO susmentionné, la conférence des chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union africaine a, en janvier 2011, «[d]emandé à la Commission d’entreprendre des consultations avec le Gouvernement du Sénégal afin de finaliser les modalités pour l’organisation rapide du procès de Hissène Habré par un tribunal spécial à caractère international, conformément à la décision de la Cour de justice de la CEDEAO sur la question». Lors de sa 17e session, tenue en juillet 2011, la conférence a «confirm[é] le mandat confié au Sénégal de juger Hissène Habré au nom de l’Afrique» et lui a «demand[é] instamment … d’assumer sa responsabilité juridique conformément à la convention des Nations Unies contre la torture, à la décision du Comité des Nations Unies contre la torture ainsi qu’audit mandat visant à juger rapidement M. Hissène Habré ou à l’extrader vers tout autre pays susceptible de le juger. »

            II. La résolution des questions procédurales

            L’affaire Belgique contre Sénégal devant la CIJ soulevait un certain nombre de questions procédurales auxquelles il fallait répondre avant l’examen du litige sur le fond. En effet, la détermination de la qualité à agir de la Belgique n’a pas été aisée pour la Cour, de même que l’établissement objectif de l’existence d’un différend entre les deux parties. Au-delà de ces questions relatives à la recevabilité de la requête introduite par la Belgique, l’exercice de la compétence de la Cour pour connaitre dudit différend au titre de l’article 30.1 de la convention contre la torture n’a pu se faire qu’après qu’elle ait observé que les conditions posées par cet article avaient été plus ou moins remplies.

1. La qualité pour agir de la Belgique en tant que partie à la convention contre la torture

L’arrêt du 20 juillet 2012 a offert une perspective procédurale aux Etats parties à une convention multilatérale qui, sans avoir besoin d’être directement concernés par le préjudice issu de la violation des dispositions de la convention, peuvent avoir, au- delà de leur intérêt à agir, la qualité pour ester devant la CIJ. En effet, le Sénégal a contesté la recevabilité des demandes de la Belgique en soutenant que cet Etat  « n’a pas qualité pour invoquer la responsabilité internationale du Sénégal en raison du manquement allégué de ce dernier à son obligation de soumettre le cas de H[issène] Habré à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale, à moins qu’il ne l’extrade». La divergence de vues entre les Parties sur le point de savoir si la Belgique est fondée à saisir la Cour de ses demandes contre le Sénégal au sujet de l’application de la convention dans le cas de M. Habré soulevait en fait   la question de la qualité pour agir de la Belgique. A cet égard, celle-ci a fondé ses demandes non seulement sur sa qualité de partie à la convention, mais aussi sur l’existence d’un intérêt particulier qui la distinguerait des autres parties à cet instrument et lui confèrerait un droit spécifique dans le cas de M. Habré. (§66).

Aussi bien la Belgique que le Sénégal sont parties à la convention contre la torture. Juridiquement donc, les deux Etats avaient respectivement un intérêt juridique légitime à ce que les dispositions de cette convention soient respectées, sur la base des obligations coutumières rappelées par la charte des Nations Unies qui stipule au préambule que ses membres résolus à créer les conditions nécessaires au maintien de la justice et du respect des  obligations nées des traités et autres sources du droit international. Cette obligation est réitérée d’ailleurs par la convention de Vienne sur le droit des traités à son article 26 que « tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi ». Cependant, cet intérêt à agir ouvre -t-il la voie à la qualité à agir devant la cour par voie contentieuse dans le cas où le dommage causé par la violation de la convention est un dommage médiat, sans exercice de la protection diplomatique ? En effet, comme le demande le juge ad hoc Sur dans son opinion dissidente, « Quels sont alors les Etats parties juridiquement fondés à réclamer à une ou d’autres parties la saisine de leurs autorités compétentes aux fins de poursuites, si ce droit n’appartient pas à toutes les parties du seul fait de leur participation à la convention contre la torture ? » Si le juge Kéba M’baye trouvait déjà que les notions d’intérêt et qualité sont si proches l’une de l’autre que l’on n’est pas sûr de savoir celle qui recouvre l’autre, (« L’intérêt pour agir devant la Cour internationale de justice », R.C.A.D.I. 1988-II, vol. 209, pp. 225-345, p. 260), le Professeur Abi- Saab  mettait en garde contre le fait qu’ « une élaboration trop  précise de la condition de l’intérêt qui ne s’accompagne pas d’une élaboration parallèle de la condition de qualité là où elle joue un rôle autonome –c’est-à-dire là om elle se substitue à l’intérêt direct et personnel- ne représente qu’une vue partielle de la fonction judiciaire » (Cf. Les exceptions préliminaires dans la procédure de la Cour internationale de justice. Etude des notions fondamentales de procédure et de moyens de leur mise en oeuvre, Paris, Pedone, 1967, p. 145).

Au –delà de l’intérêt à veiller au respect de la convention, la  cour a dû chercher si la participation à une convention offre à une partie la qualité d’agir en cas de violation par l’une des parties des obligations  qui lui incombent au regard de ladite convention. Ainsi qu’il est précisé dans son préambule, l’objet et le but de la convention est « d’accroître l’efficacité de la lutte contre la torture … dans le monde entier». Le titulaire de l’action en justice est très souvent le titulaire du droit que cette action tend à protéger. Mais il est admis que, compte tenu des circonstances, l’exercice du pouvoir d’agir peut être reconnu à un autre sujet de droit que celui à qui appartient le droit à protéger. Pour la Cour, en raison des valeurs qu’ils partagent, les Etats parties à cet instrument ont un intérêt commun à assurer la prévention des actes de torture et, si de tels actes sont commis, à veiller à ce que leurs auteurs ne bénéficient pas de l’impunité. Comme le disait Charles de Visscher, il s’agit de l’aptitude générale à figurer au procès et la qualité qui s’exprime ici a pour fondement la somme globale ou concentration des intérêts d’une collectivité politique organisée ».  ( Aspects récents du droit procédural de la C.I.J., Paris, Pedone , 1966, 219 p. 74) De ce fait, «  les intérêts qui fondent la qualité sont ainsi indifférenciées, en entendant par  là que le droit international les envisage sans autrement distinguer comme des attributs de l’Etat souverain » (Ibid, p. 75). La cour estime que les obligations qui incombent à un Etat partie de procéder à une enquête préliminaire en vue d’établir les faits et de soumettre l’affaire à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale s’appliquent du fait de la présence de l’auteur présumé sur son territoire, quelle que soit la nationalité de l’intéressé ou celle des victimes, et quel que soit le lieu où les infractions alléguées ont été commises. Tous les autres Etats parties à la convention ont un intérêt commun à ce que l’Etat sur le territoire duquel se trouve l’auteur présumé respecte ces obligations. Cet intérêt commun implique que les obligations en question s’imposent à tout Etat partie à la convention à l’égard de tous les autres Etats parties.

En effet, prenant appui sur l’affaire relative à la Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited, ( arrêt, C.I.J. Recueil 1970, p. 32, par. 33), la Cour déclare que l’ensemble des Etats parties ont «un intérêt juridique» à ce que les droits en cause soient protégés. Les obligations correspondantes peuvent donc être qualifiées d’« obligations erga omnes partes », en ce sens que, quelle que soit l’affaire, chaque Etat partie a un intérêt à ce qu’elles soient respectées.  (§ 68). Pour la Cour, les dispositions pertinentes de la convention contre la torture sont comparables à celles de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, au sujet desquelles la Cour a fait observer ce qui suit : « Dans une telle convention, les Etats contractants n’ont pas d’intérêts propres ; ils ont seulement tous et chacun, un intérêt commun, celui de préserver les fins supérieures qui sont la raison d’être de la convention.» (Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23.) Par conséquent, L’intérêt commun des Etats parties à ce que soient respectées les obligations pertinentes énoncées dans la convention contre la torture implique que chacun d’entre eux puisse demander qu’un autre Etat partie, qui aurait manqué auxdites obligations, mette fin à ces manquements. Si un intérêt particulier était requis à cet effet, aucun Etat ne serait, dans bien des cas, en mesure de présenter une telle demande. Il s’ensuit que tout Etat partie à la convention contre la torture peut invoquer la responsabilité d’un autre Etat partie dans le but de faire constater le manquement allégué de celui-ci à des obligations erga omnes partes, telles que celles qui lui incombent en application du paragraphe 2 de l’article 6 et du paragraphe 1 de l’article 7, et de mettre fin à un tel manquement. (§ 69). Pour le juge Sur, cette « interprétation de la convention comme établissant une obligation erga omnes partes de saisir les autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale est loin de me convaincre. Elle m’apparaît davantage, soit comme un artifice pour établir la recevabilité d’une requête belge plus que douteuse, soit comme un moyen de parvenir à une autre fin que le règlement du différend : donner à la convention contre la torture un caractère général de norme erga omnes. Les deux peuvent même s’épauler, être à la fois l’outil et le but d’une sorte de sacralisation de la convention. » (Voir opinion dissidente). La Cour en déduit donc la recevabilité  des demandes belges, considérant que cet Etat, a, en tant qu’Etat partie à la convention contre la torture, qualité pour invoquer la responsabilité du Sénégal à raison des manquements allégués de celui-ci aux obligations prévues au paragraphe 2 de l’article 6 et au paragraphe 1 de l’article 7 de la convention.  (§ 70).

2-L’épineux problème de l’existence d’un différend entre les deux parties

En dépit des exceptions d’inexistence d’un différend entre les deux Etats soulevées par le Sénégal, la Cour s’est déclarée compétente pour statuer sur les demandes qui lui étaient soumises par la Belgique. Cependant, il n’a pas été facile pour l’organe judiciaire principal des Nations Unies de démontrer objectivement l’existence d’un différend réel entre la Belgique et le Sénégal au moment de sa saisine. Dans son arrêt sur l’affaire des Concessions Mavrommatis en Palestine, la CPJI avait donné une définition du différend en droit international, définition qui a toujours été reprise par la CIJ dans ses décisions antérieures ; « un différend est un désaccord sur un point de droit ou de fait, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts entre deux personnes ». (CPJI, série A n°2, p. 11). Dans la présente affaire, la Cour s’est gardée de se référer à cette définition devenue classique, en rappelant tout simplement que, pour établir l’existence d’un différend, «[i]l faut démontrer que la réclamation de l’une des parties se heurte à l’opposition manifeste de l’autre ». Or manifestement, les deux parties s’accordaient sur un certain nombre de points et les désaccords de départ semblaient s’être estompées avec le temps.  Dans ses conclusions finales, la Belgique priait la Cour de dire et juger que le Sénégal a manqué aux obligations que lui impose l’article 5, paragraphe 2, de la convention contre la torture, et que, en s’abstenant de prendre des mesures relativement aux crimes reprochés à M. Habré, il a manqué et continue de manquer aux obligations que lui imposent l’article 6, paragraphe 2, et l’article 7, paragraphe 1, de ce même instrument, ainsi que certaines autres règles de droit international. Le Sénégal soutenait à l’inverse qu’il n’existe aucun différend entre les Parties concernant l’interprétation ou l’application de la convention contre la torture ou toute autre règle pertinente de droit international et que, partant, la Cour n’a pas compétence en la présente espèce. De plus, depuis le début de l’affaire, le Sénégal avait déjà entrepris une réforme de sa législation en vue de se conformer à ses obligations internationales. Le Sénégal précisait que l’article 9 de sa Constitution a été modifié en 2008 de sorte que le principe de non-rétroactivité en matière pénale n’empêche pas que des poursuites soient engagées à l’encontre d’un individu à raison de faits de génocide, de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre qui, au moment où ils ont été commis, constituaient des crimes au regard du droit international et la Belgique convenait que le Sénégal s’ était finalement conformé à l’obligation que lui impose le paragraphe 2 de l’article 5, mais soutenait que le fait qu’il ne l’ait pas fait en temps opportun a eu des conséquences négatives sur l’exécution d’autres obligations énoncées dans la convention ( § 47). Par conséquent, au moment du dépôt de la requête, il avait été mis fin à tout différend ayant pu exister entre les Parties au sujet de l’interprétation ou de l’application du paragraphe 2 de l’article 5 de la convention. Dès lors, la Cour n’a pas compétence pour statuer sur la demande de la Belgique relative à l’obligation découlant du paragraphe 2 de l’article 5, comme en convient la Cour (§ 48), avant d’ajouter immédiatement  que cela ne fait toutefois pas obstacle à ce que la Cour examine les conséquences que le comportement du Sénégal relativement aux mesures prescrites par cette disposition a pu avoir sur le respect de certaines autres obligations découlant de la convention, si elle a compétence à cet égard (ibid). On a l’impression que la Cour était résolue à connaitre du différend avant d’en rechercher la motivation au sujet de son existence. En fait, comme elle le souligne, la Belgique a à plusieurs reprises demandé l’extradition du sieur Habré afin de le juger et s’est heurté au refus du Sénégal qui n’entendait pas donner le même sens aux dispositions de la convention contre la torture que le Belgique. Dès lors, la Cour décide qu’ « étant donné que les demandes de la Belgique fondées sur l’interprétation et l’application de l’article 6, paragraphe 2, et de l’article 7, paragraphe 1, de la convention se sont heurtées à l’opposition manifeste du Sénégal, la Cour considère qu’un différend existait au moment du dépôt de la requête. La Cour constate que ce différend existe toujours. »  (§ 52).Cependant, après examen, elle constate que, « au moment du dépôt de la requête, le différend qui opposait les Parties n’était pas relatif à des manquements à des obligations relevant du droit international coutumier, et qu’elle n’a donc pas compétence pour statuer sur les demandes de la Belgique qui s’y rapportent. » (§55).

3.Les conditions d’exercice de la compétence de la CIJ sur le différend

La Belgique et le Sénégal ont tous deux accepté la juridiction de la CIJ à travers leurs déclarations faites en vertu du paragraphe 2 de l’article 36 du statut de la Cour. Mais la Belgique a fondé également la compétence de la Cour sur le paragraphe 1er de l’article 30 de la convention contre la torture qui dispose que : « «Tout différend entre deux ou plus des Etats parties concernant l’interprétation ou l’application de la présente convention qui ne peut être réglé par voie de négociation est soumis à l’arbitrage à la demande de l’un d’entre eux. Si, dans les six mois qui suivent la date de la demande d’arbitrage, les parties ne parviennent pas à se mettre d’accord sur l’organisation de l’arbitrage, l’une quelconque d’entre elles peut soumettre le différend à la Cour internationale de Justice en déposant une requête conformément au Statut de la Cour.»  Relativement à cette disposition, des conditions devaient être réunies pour que la Cour puisse exercer sa compétence sur le différend. Il s’agit de l’impossibilité de régler le différend par voie de négociation et de l’impossibilité pour les parties, après que l’une d’entre elles a formulé une demande d’arbitrage, de se mettre d’accord sur l’organisation d’une telle procédure dans les six mois qui suivent la date de ladite demande.

1.S’agissant de la  condition des négociations préalables, la Cour considère qu’il s’agit de rechercher si, «à tout le moins, … l’une des parties [a] vraiment [tenté] d’ouvrir le débat avec l’autre partie en vue de régler le différend» (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt du 1er avril 2011, par. 157) et estime qu’«il n’est satisfait à la condition préalable de tenir des négociations que lorsque celles-ci ont échoué, sont devenues inutiles ou ont abouti à une impasse» (ibid., § 159). L’exigence que le différend «ne [puisse] pas être réglé par voie de négociation» ne saurait être entendue comme une impossibilité théorique de parvenir à un règlement ; elle signifie, ainsi que la Cour l’a indiqué au sujet d’une disposition au libellé similaire, qu’«il n’est pas raisonnablement permis d’espérer que de nouvelles négociations puissent aboutir à un règlement» (Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1962, p. 345). (§ 57). Elle constate que les Parties ont consacré plusieurs échanges de correspondance et réunions au cas de M. Habré, à l’occasion desquels la Belgique a insisté sur la nécessité pour le Sénégal de se conformer à l’obligation de juger ou d’extrader l’intéressé et que le Sénégal n’a pas contesté que ces échanges diplomatiques aient constitués des négociations et qu’il a été satisfait à la condition énoncée au paragraphe 1 de l’article 30 de la convention suivant laquelle le différend ne peut pas être réglé par voie de négociation  (§ 59).

2.Quant à la seconde condition relative à l’arbitrage, la cour constate que la Belgique a directement formulé une demande d’arbitrage dans une note verbale en date du 20 juin 2006 sans formulé de proposition détaillée quant aux questions devant être soumises à l’arbitrage et à l’organisation de la procédure arbitrale. Considérant que «l’absence d’accord entre les parties sur l’organisation d’un arbitrage ne peut … pas se présumer. L’existence d’un tel désaccord ne peut résulter que d’une proposition d’arbitrage faite par le demandeur et restée sans réponse de la part du défendeur ou suivie de l’expression par celui-ci de son intention de ne pas l’accepter.» (Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, p. 41, par. 92.), la Cour assimile la présente espèce est de celles où l’incapacité des Parties à s’entendre sur l’organisation de l’arbitrage résulte de l’absence de toute réponse de la part de l’Etat auquel la demande d’arbitrage a été adressée et considère quil a été satisfait à cette exigence puisque, lorsque la requête a été déposée, plus de deux années s’étaient écoulées depuis que la demande d’arbitrage avait été formulée.  (§62).

III. La violation par le Sénégal de ses obligations découlant de la convention contre la torture.

Par l’arrêt rendu par la CIJ le 20 juillet 2012, la Cour a précisé certaines dispositions essentielles de la convention contre la torture. Il en est ainsi du paragraphe 1 de l’article 7 de ladite convention, lequel dispose que « l’Etat partie sur le territoire sous la juridiction duquel l’auteur présumé d’une infraction visée à l’article 4 est découvert, s’il n’extrade pas ce dernier, soumet l’affaire, dans les cas visés à l’article 5, à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale ». Ces dispositions, qui codifient l’obligation, très ancienne en droit international coutumier, de poursuivre ou d’extrader (aut dedere aut judicare), ont souvent donné lieu à des interprétations divergentes des Etats, comme l’a d’ailleurs attesté le différend soumis à la Cour. 

Pour la Cour, le Sénégal, suite à la saisine préalable de ses juridictions, avait manqué à son obligation conventionnelle. Elle a rappelé pertinemment que l’ensemble des obligations contenues dans les articles visés par la Belgique dans sa requête vise à permettre l’engagement de poursuites contre le suspect, à défaut d’extradition, et la réalisation de l’objet et du but de la convention, qui est d’accroître l’efficacité de la lutte contre la torture, en évitant l’impunité des auteurs de tels actes (§ 74). Elle précise au paragraphe suivant que l’obligation de l’Etat d’incriminer la torture et d’établir sa compétence pour en connaître trouve son équivalent dans les dispositions de nombreuses conventions internationales de lutte contre les crimes internationaux. Cette obligation, qui doit être mise en oeuvre par l’Etat concerné dès qu’il est lié par la convention, a notamment un caractère préventif et dissuasif puisque, en se dotant de l’arsenal juridique nécessaire pour poursuivre ce type d’infraction, les Etats parties garantissent l’intervention de leur système judiciaire à cet effet et s’engagent à coordonner leurs efforts pour éliminer tout risque d’impunité. Ce caractère préventif est d’autant plus marqué que le nombre des Etats parties est élevé. Ainsi, la convention contre la torture réunit 150 Etats qui se sont engagés à poursuivre les suspects notamment sur la base de la compétence universelle. La cour a estimé qu’en adoptant seulement en 2007 la législation requise, le Sénégal a retardé la soumission de l’affaire à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale (§76). En effet, la Cour d’appel de Dakar a été amenée à considérer que les juridictions sénégalaises étaient incompétentes pour connaître des poursuites contre M. Habré, inculpé de complicité de crimes contre l’humanité, d’actes de torture et de barbarie, faute d’une législation appropriée qui permette de telles poursuites dans l’ordre juridique interne.

La Belgique invoquait contre le Sénégal précisément des griefs tirés de la violation des articles 5§2, 6§2 et de l’article 7§1 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

1. Violation de l’obligation prévue au paragraphe 2 de l’article 6 de la convention :

Cet article met à la charge de tout  Etat partie, et donc du Sénégal, l’obligation de procéder immédiatement à une enquête préliminaire en vue d’établir les faits. Pour la Belgique, cette obligation procédurale s’impose à l’évidence au Sénégal, puisque celui-ci doit disposer d’informations aussi complètes que possible pour décider, s’il y a lieu, soit de saisir le ministère public, soit, si cela est possible, d’extrader le suspect. L’Etat sur le territoire duquel se trouve le suspect devrait prendre des mesures effectives pour rassembler les preuves, au besoin par le moyen de l’entraide judiciaire, en délivrant des commissions rogatoires auprès des pays susceptibles de l’assister. Le Sénégal considère que l’enquête vise à l’établissement des faits mais qu’elle ne débouche pas forcément sur des poursuites, dans la mesure où le procureur pourrait, au vu des résultats de cette enquête, considérer qu’il n’y a pas lieu de poursuivre et qu’il s’agit simplement d’une obligation de moyens, à laquelle il aurait satisfait. De l’avis de la Cour, l’enquête préliminaire, prévue au paragraphe 2 de l’article 6, est destinée, comme toute enquête menée par les autorités compétentes, à corroborer ou non les soupçons qui pèsent sur la personne concernée. Cette enquête est conduite par les autorités qui sont chargées d’établir un dossier en rassemblant les faits et les éléments de preuve, qu’il s’agisse de documents ou de témoignages se rapportant aux événements en cause et à l’implication éventuelle du suspect dans le contexte en question. Ainsi, la coopération des autorités tchadiennes aurait dû être sollicitée, dans le cas d’espèce, de même que celle de tout autre Etat auprès duquel des plaintes, en relation avec cette affaire, ont été déposées, pour permettre à l’Etat de s’acquitter de son obligation de procéder à une enquête préliminaire. (§83). Elle observe alors que le Sénégal n’a versé au dossier de l’affaire aucun élément démontrant que celui-ci a conduit une telle enquête au sujet de M. Habré, en application du paragraphe 2 de l’article 6 de la convention, puisque, alors que le choix des moyens, pour mener l’enquête, reste entre les mains des Etats parties, en tenant compte notamment de l’affaire concernée, le paragraphe 2 de l’article 6 de la convention requiert que des mesures soient prises aussitôt que le suspect est identifié sur le territoire de l’Etat, afin de conduire une enquête au sujet de ladite affaire. En effet, cette disposition doit être interprétée à la lumière de l’objet et du but de la convention, qui est d’accroître l’efficacité de la lutte contre la torture. L’établissement des faits en question, qui constitue une étape indispensable dans ce processus, s’imposait en l’espèce, au moins à partir de l’an 2000, lorsqu’une plainte a été déposée au Sénégal contre M. Habré (§ 86). C’est la raison pour laquelle elle conclut que le Sénégal a manqué à son obligation au titre du paragraphe 2 de l’article 6 de la convention après avoir constaté que les autorités sénégalaises n’ont pas immédiatement engagé une enquête préliminaire dès le moment où elles ont eu des raisons de soupçonner M. Habré, qui se trouvait sur leur territoire, d’être responsable d’actes de torture. Ce moment se situe, au plus tard, à la date du dépôt de la première plainte contre l’intéressé en 2000 (§ 88) .

2. Violation de l’obligation prévue au paragraphe 1er de l’article 7 de la convention :

Cet article dispose que : « L’Etat partie sur le territoire sous la juridiction duquel l’auteur présumé d’une infraction […] est découvert, s’il n’extrade pas ce dernier, soumet l’affaire […] à ses autorités compétentes ». A ce sujet, les juges de la CIJ ont estimé que, nonobstant la mise en œuvre de cette disposition conventionnelle en 2007, le Sénégal a manqué explicitement à son obligation aut dedere aut judicare.  Pour la Cour, l’obligation de poursuivre a été conçue de manière à laisser à celles-ci le soin de décider s’il y a lieu ou non d’engager des poursuites, dans le respect de l’indépendance du système judiciaire respectif des Etats parties et il en découle que les autorités compétentes saisies gardent la maîtrise du déclenchement des poursuites, en fonction des preuves à leur disposition et des règles pertinentes de la procédure pénale. Cette obligation est normalement mise en oeuvre, dans le contexte de la convention contre la torture, après que l’Etat s’est acquitté des autres obligations prévues dans les articles précédents, qui lui imposent d’adopter une législation adéquate pour incriminer la torture, de conférer à ses tribunaux une compétence universelle en la matière, et d’effectuer une enquête pour établir les faits. Ces obligations, dans leur ensemble, peuvent être considérées comme des éléments d’un même dispositif conventionnel visant à éviter que les suspects ne puissent échapper à la mise en jeu, s’il y a lieu, de leur responsabilité pénale. Ces dispositions conventionnelles visent à éviter l’impunité des auteurs présumés d’actes de torture, en faisant en sorte qu’ils ne puissent pas trouver refuge auprès de l’un quelconque des Etats parties. L’Etat sur le territoire duquel se trouve le suspect a certes la possibilité d’extrader ce dernier vers un pays qui en a fait la demande, mais à condition que ce soit vers l’un des Etats prévus à l’article 5 de la convention, qui est compétent, à un titre ou un autre, pour le poursuivre et le juger. (§120)

-Précisions sur le sens et la nature de l’obligation de poursuivre : La Cour considère que le paragraphe 1 de l’article 7 impose à l’Etat concerné l’obligation de soumettre l’affaire à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale, indépendamment de l’existence, au préalable, d’une demande d’extradition à l’encontre du suspect. C’est pour cela que le paragraphe 2 de l’article 6 oblige l’Etat à procéder immédiatement à une enquête préliminaire, aussitôt que le suspect se trouve sur son territoire. L’obligation de saisine des autorités compétentes, en vertu du paragraphe 1 de l’article 7, peut déboucher ou non sur l’engagement de poursuites en fonction de l’appréciation par celles-ci des éléments de preuve à leur disposition, relatifs aux charges qui pèsent sur le suspect. (§94). Mais si l’Etat sur le territoire duquel se trouve le suspect est saisi d’une demande d’extradition dans l’un des cas prévus par les dispositions de la convention, il peut se libérer de son obligation de poursuivre en faisant droit à la demande d’extradition. Il en résulte que le choix entre l’extradition ou l’engagement des poursuites, en vertu de la convention, ne revient pas à mettre les deux éléments de l’alternative sur le même plan. En effet, l’extradition est une option offerte par la convention à l’Etat, alors que la poursuite est une obligation internationale, prévue par la convention, dont la violation engage la responsabilité de l’Etat pour fait illicite. (§95).

-Portée temporelle d’une telle obligation : Il s’est posée devant la Cour la question de l’application dans le temps des obligations mises à la charge des Etats par la convention contre la torture. Si les Parties conviennent que les actes de torture sont considérés par le droit international coutumier comme des crimes internationaux, indépendamment de la convention, la Cour estime que  l’interdiction de la torture relève du droit international coutumier et elle a acquis le caractère de norme impérative (jus cogens). (§ 99). Dans son opinion dissidente jointe à l’arrêt, le juge ad hoc Serges Sur estime que  la Cour « semble s’être attribué une mission de dire le droit, voire de faire le droit de façon abstraite et générale, avec le souci de se placer en autorité privilégiée au coeur du système juridique international. Un exemple en est fourni avec la mention du jus cogens dans la motivation, mention parfaitement superfétatoire, qui n’apporte rien à la solution du différend ». Pour lui, « Cet obiter dictum a pour but de saluer une notion contestée, au contenu toujours incertain et de lui apporter un soutien judiciaire. Le différend est ainsi utilisé à d’autres fins, comme pierre d’attente en attendant d’autres développements qui lui seront extérieurs. ».  La cour reconnaît tout de même  que « l’obligation de poursuivre les auteurs présumés d’actes de torture, en vertu de la convention, ne s’applique qu’aux faits survenus après son entrée en vigueur pour l’Etat concerné » (§ 100) et donc que l’obligation de poursuivre incombant au Sénégal, en vertu du paragraphe 1 de l’article 7 de la convention, ne vaut pas pour les actes prétendument commis avant l’entrée en vigueur de cet instrument à son égard, le 26 juin 1987 (§ 102).

3. Mise en œuvre de l’obligation prévue au paragraphe 1 de l’article 7

Pour la Cour, le fait que la législation requise ait été adoptée seulement en 2007 a nécessairement affecté l’exécution par le Sénégal de ses obligations découlant du paragraphe 2 de l’article 6 et du paragraphe 1 de l’article 7 de la convention (§77).  Les saisines de la Cour de justice de la Communauté  Économique Des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et de l’Union Africaine par le Sénégal ne constituent pas, de l’avis des juges, une enquête préliminaire. En méconnaissant cette obligation procédurale, le Sénégal n’a donc pas respecté, implicitement, l’obligation aut dedere aut judicare (« extrader ou poursuivre ») lui incombant. La Cour a estimé que les obligations qui pèsent sur le Sénégal ne sauraient être affectées ni par la décision rendue par la Cour de Justice de la CEDEAO le 18 novembre 2010 demandant le jugement de M. Hissène Habré par une juridiction ad hoc à caractère international, ni par les difficultés financières invoquées par le Sénégal, encore moins par la saisine de l’Union Africaine de l’affaire. En 2007, le Sénégal a procédé à plusieurs modifications législatives afin de mettre son droit interne en conformité avec le paragraphe 2 de l’article 5 de la convention contre la torture. Les nouveaux articles 431-1 à 431-5 de son code pénal définissaient et sanctionnaient formellement le crime de génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et d’autres violations du droit international humanitaire.

La cour déclare à cet égard  « qu’en manquant à ses obligations au titre du paragraphe 2 de l’article 6 et du paragraphe 1 de l’article 7 de la convention, le Sénégal a engagé sa responsabilité internationale. Dès lors, s’agissant d’un fait illicite à caractère continu, il est tenu d’y mettre fin, en vertu du droit international général en matière de responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite. Le Sénégal doit ainsi prendre sans autre délai les mesures nécessaires en vue de saisir ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale, s’il n’extrade pas M. Habré. » (§ 121)  Elle fait observer, enfin, que le Sénégal ne saurait invoquer son droit interne pour se soustraire de ses obligations découlant du paragraphe 1 de l’article 7.

-Rejet de la demande belge sur la violation par le Sénégal des obligations de l’article 5 (§2) de la convention contre la torture

la Belgique priait la Cour de dire que le Sénégal a violé le paragraphe 2 de l’article 5 de la convention contre la torture, qui impose à tout Etat partie de «prend[re] les mesures nécessaires pour établir sa compétence» aux fins de connaître d’actes de torture dans le cas où l’auteur présumé de ceux-ci «se trouve sur tout territoire sous sa juridiction» et où il ne l’extrade pas vers l’un des Etats visés au paragraphe 1 du même article. Les atermoiements de celui-ci pourraient, selon la Belgique, porter atteinte aussi bien aux droits des victimes qu’à ceux de l’accusé.  Or le Sénégal a entrepris en 2007 une réforme de son système judiciaire en adoptant la loi no 2007-05 portant modification de l’article 669 de son code de procédure pénale, et ce, en vue d’étendre la compétence des juridictions sénégalaises à certaines infractions, notamment la torture, qui auraient été commises hors du territoire sénégalais par un ressortissant étranger, quelle que soit la nationalité de la victime. Le Sénégal précise également que l’article 9 de sa Constitution a été modifié en 2008 de sorte que le principe de non-rétroactivité en matière pénale n’empêche pas que des poursuites soient engagées à l’encontre d’un individu à raison de faits de génocide, de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre qui, au moment où ils ont été commis, constituaient des crimes au regard du droit international.  Par conséquent, la Cour considère que, au moment du dépôt de la requête, il avait été mis fin à tout différend ayant pu exister entre les Parties au sujet de l’interprétation ou de l’application du paragraphe 2 de l’article 5 de la convention. Dès lors, la Cour n’a pas compétence pour statuer sur la demande de la Belgique relative à l’obligation découlant du paragraphe 2 de l’article 5. Cela ne fait toutefois pas obstacle à ce que la Cour examine les conséquences que le comportement du Sénégal relativement aux mesures prescrites par cette disposition a pu avoir sur le respect de certaines autres obligations découlant de la convention, si elle a compétence à cet égard (§47).

Dispositif de l'arrêt:

LA COUR,

1)A l’unanimité,

Dit qu’elle a compétence pour connaître du différend entre les Parties concernant l’interprétation et l’application de l’article 6, paragraphe 2, et de l’article 7, paragraphe 1, de la convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984, dont le Royaume de Belgique a saisi la Cour par requête déposée au Greffe le 19 février 2009 ;

2) Par quatorze voix contre deux,

Dit qu’elle n’a pas compétence pour connaître des demandes du Royaume de Belgique relatives à des manquements allégués, par la République du Sénégal, à des obligations relevant du droit international coutumier ;

POUR : M. Tomka, président ; M. Sepúlveda-Amor, vice-président ; MM. Owada, Keith, Bennouna, Skotnikov, Cançado Trindade, Yusuf, Greenwood, Mmes Xue, Donoghue, M. Gaja, Mme Sebutinde, juges ; M. Kirsch, juge ad hoc ;

CONTRE : M. Abraham, juge ; M. Sur, juge ad hoc ;

3) Par quatorze voix contre deux,

Dit que les demandes du Royaume de Belgique fondées sur l’article 6, paragraphe 2, et l’article 7, paragraphe 1, de la convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984 sont recevables ;

POUR : M. Tomka, président ; M. Sepúlveda-Amor, vice-président ; MM. Owada, Abraham, Keith, Bennouna, Skotnikov, Cançado Trindade, Yusuf, Greenwood, Mme Donoghue, M. Gaja, Mme Sebutinde, juges ; M. Kirsch, juge ad hoc ;

CONTRE : Mme Xue, juge ; M. Sur, juge ad hoc ;

4) Par quatorze voix contre deux,

Dit que la République du Sénégal, en ne procédant pas immédiatement à une enquête préliminaire en vue d’établir les faits relatifs aux crimes qui auraient été commis par M. Hissène Habré, a manqué à l’obligation que lui impose l’article 6, paragraphe 2, de la convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984 ;

POUR : M. Tomka, président ; M. Sepúlveda-Amor, vice-président ; MM. Owada, Abraham, Keith, Bennouna, Skotnikov, Cançado Trindade, Greenwood, Mme Donoghue, M. Gaja, Mme Sebutinde, juges ; MM. Sur, Kirsch, juges ad hoc ;

CONTRE : M. Yusuf, Mme Xue, juges ;

5) Par quatorze voix contre deux,

Dit que la République du Sénégal, en ne soumettant pas l’affaire à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale contre M. Hissène Habré, a manqué à l’obligation que lui impose l’article 7, paragraphe 1, de la convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984 ;

POUR : M. Tomka, président ; M. Sepúlveda-Amor, vice-président ; MM. Owada, Abraham, Keith, Bennouna, Skotnikov, Cançado Trindade, Yusuf, Greenwood, Mme Donoghue, M. Gaja, Mme Sebutinde, juges ; M. Kirsch, juge ad hoc ;

CONTRE : Mme Xue, juge ; M. Sur, juge ad hoc ;

6) A l’unanimité,

Dit que la République du Sénégal doit, sans autre délai, soumettre le cas de M. Hissène Habré à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale, si elle ne l’extrade pas.

IV. Suites de l’arrêt : création d’un tribunal spécial pour juger Hissène Habré au Sénégal

A la suite de l’arrêt de la Cour, le Sénégal et l'Union africaine (UA) ont signé  le 22 août 2012 à Dakar un accord portant création d'un tribunal spécial pour juger au Sénégal l'ex-président tchadien Hissène Habré, réfugié dans ce pays et poursuivi pour crimes contre l'humanité, ont annoncé les deux signataires.  Un accord qui intervient après les injonctions de la Cour internationale de Justice, de l’Union africaine mais surtout après le changement à la tête du Sénégal. Il s’agit là de la concrétisation d’une décision du nouveau président sénégalais Macky Sall. L’accord a été conclu après quatre jours de réflexions entre des experts de l’Union africaine et des juristes sénégalais.  Cet "accord entre l'UA et le gouvernement de la République du Sénégal sur la création de chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises" en vue du procès de M. Habré a été signé par Mme Aminata Touré, ministre sénégalaise de la Justice, et Robert Dossou, représentant de l'UA. Comme l’a déclaré Mme Touré à la presse "A travers l'accord, nous réglons la procédure par laquelle le procès doit se tenir. Nous nous acheminons directement vers l'ouverture de l'instruction. Il n'y a plus d'obstacles". Elle a ajouté que : "Ceci est un grand pas, nous marquons une étape décisive vers un procès équitable. Nous avons perdu beaucoup de temps, mais l'essentiel est en train d'être fait. Nous nous acheminons résolument vers la tenue d'un procès tant attendu. (...) Nous sommes en train d'écrire une nouvelle page du droit international et c'est à l'honneur de l'Union africaine" qui avait mandaté le Sénégal en juillet 2006 pour organiser le procès de M. Habré.  "L'UA se réjouit de ce que le principe de (lutte contre) l'impunité prend désormais corps. Nous sommes sur le segment de parcours qui va déboucher sur la démonstration que l'Afrique peut juger l'Afrique, et cette preuve se fait au Sénégal", a de son côté affirmé déclaré Robert Dossou.

Les "chambres africaines extraordinaires" créées sont au nombre de quatre dont deux pour l'instruction et l'accusation en plus d'une Cour d'assises et d'une Cour d'assises d'appel. Elles doivent toutes être présidées par un magistrat africain assisté de juges sénégalais, avaient indiqué les deux parties fin juillet lors d'une réunion à Dakar.

Contestations :

Paradoxalement, les avocats de l’ancien président tchadien Hissène Habré veulent torpiller le processus de création d’un Tribunal spécial chargé de juger leur client.Depuis la signature le 22 août 2012 de l’accord signé entre le Sénégal et l’Union africaine (Ua) pour créer un tribunal spécial permettant de mener l'instruction et de juger l‘ancien président  tchadien Hissène Habré au Sénégal, ses avocats contestent l’existence dudit  Tribunal spécial et s’opposent  à la tenue d’un éventuel procès concertant Hissène Habré. Avocat français de Hissène Habré, Me François Serres a estimé qu’: « Il n’y aura pas de procès !». Il s’exprimait ainsi le 4 septembre 2012 à Paris, en France. Aucune copie du texte n’ayant été rendue publique, Me François Serres considère cet accord «comme un
acte inexistant et s’il existait, un acte parfaitement irrégulier». Il entend, le cas échéant, contester l’autorité juridique des deux signataires de cet accord  « au regard du droit international public et du droit constitutionnel». Me François Serres et des confrères sénégalais travaillent sur une stratégie visant  à éviter la tenue d’un procès. Cet avocat, qui entend mettre en cause les arguments de l’accusation sur le fond et sur la forme,  doute de la volonté du Président sénégalais Macky Sall à jouer franc jeu : «Je m’étonne de son empressement à prendre cette affaire comme une priorité au lendemain de son élection, comme s’il avait une dette auprès d’un certain nombre de bailleurs de fonds internationaux», a dit Me François Serres. Rédigé  après plusieurs journées de réflexion entre des experts de l’Union africaine et des juristes sénégalais, cet accord précise  les procédures et les modalités pour organiser le procès  et prévoit la création  de quatre chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises pour  juger Hissène Habré pour des  «crimes internationaux commis au Tchad durant la période 1982-1990».

Ces chambres ont compétence pour les crimes de génocide,  les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et la torture. Chaque chambre sera composée de magistrat africains, de juges sénégalais et d’un représentant de l’Union africaine. Hissène Habré est poursuivi pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité. Au cours de ses huit années de Présidence, l’ancien président tchadien exilé au Sénégal depuis décembre 1990 se serait rendu coupable de massacres, d’assassinats politiques et d’actes de torture. Selon des sources, le nombre de ses  victimes s’élève à 40 000 morts et 20 000 disparus. Avec la signature de l’accord qui marque une évolution  dans le dossier relatif aux plaintes des  familles des victimes d’Hissène Habré, l’Union africaine avait estimé que « le principe de lutte contre l’impunité (…) prend désormais forme».

-Une Solution africaine :

La Ministre sénégalaise de la Justice Aminata Touré avait déclaré qu’«Il n'y a plus aucun obstacle aujourd'hui pour commencer l'instruction ».  De sources  officielles, le Sénégal va débuter la phase d’instruction d’ici la fin de l’année 2012. Le financement du procès est  évalué à 8,6 millions d’euros. L’heure est  au recrutement magistrats et autres personnels de cette juridiction spéciale. Un défi pour l’Union africaine qui a régulièrement dénoncé l’instrumentalisation de la Cour pénale internationale et souhaité la mise sur pied d’une juridiction pénale africaine pour juger les dirigeants africains en terre africaine. La nouvelle présidente de la Commission de l’Union africaine, la Sud-africaine Nkosazana Dlamini-Zuma,  s’était déjà publiquement exprimée le 1er août dernier pour remettre en cause l’application du mandat d’arrêt lancé par la Cour pénale internationale contre le président soudanais Omar el-Béchir.  Elle estimait qu’«Il est important de faire la paix au Soudan, surtout au Darfour. Le président el-Béchir doit participer à ça (…) C’est plus important  de faire la paix au Soudan que de se précipiter pour l'arrêter», avait déclaré Mme Dlamani-Zuma devant plusieurs anciens chefs d'État africains : «Il serait néfaste d'arrêter le président soudanais Omar el-Béchir, poursuivi pour génocide, car il doit être associé au processus de paix dans son pays», a- elle ajouté. Nkosazana Dlamini-Zuma avait ainsi  réaffirmé la position officielle de l'UA qui avait indiqué en 2009 qu'elle ne respecterait pas le mandat d'arrêt de la Cpi contre Omar el-Béchir. L’UA avait même demandé la suspension de ce mandat d’arrêt aux Nations unies. Le président soudanais est accusé de génocide, de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre commis à l'encontre des populations du Darfour : « Ça n'est peut-être pas facile, mais nous devons (...) toujours trouver des solutions à nos conflits, Si nous n'en trouvons pas, qui le fera?» avait plaidé Nkosazana Dlamini-Zuma.

 

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