Aller au contenu principal
x
Soumis par Tavernier Julie le 27 May 2012

Droit de vote des détenus : la Cour européenne des droits de l’homme revient sur un acquis jurisprudentiel

La Cour européenne des droits de l’homme a jugé, dans un arrêt de Grande Chambre rendu le 22 mai 2012 (Scoppola (n°3) c. Italie), que législation italienne prévoyant la privation du droit de vote des détenus condamnés à des peines de réclusion non inférieures à trois ans était conforme à l’article 3 du Protocole additionnel à la Convention EDH (droit à des élections libres). Elle renverse ainsi la solution qu’avait retenue la Chambre dans un arrêt rendu le 18 janvier 2011 et livre une interprétation restrictive des principes posés dans la jurisprudence Hirst (n°2).

Si elle est susceptible d’intéresser une proportion non négligeable d’Etats parties à la Convention EDH, nombreux à apporter des limitations au droit de vote des détenus – dont les modalités et l’ampleur sont diverses -  la question des droits politiques des personnes condamnées à une peine privative de liberté revêt sans conteste une importance toute particulière pour le Royaume-Uni. Difficile d’évoquer ce problème sans jeter un regard sur les tensions actuelles entre Londres et Strasbourg, amplement nourries par les condamnations du Royaume-Uni du fait de sa législation sur le droit de vote des détenus, dont l’Etat refuse obstinément de tirer les conséquences. Condamné une première fois en 2005 dans l’affaire Hirst (n°2), le Royaume-Uni qui refuse toujours d’exécuter cet arrêt, a été à nouveau condamné dans un arrêt Greens et M.T le 23 novembre 2010, dans lequel la juridiction européenne a recouru à la procédure de « l’arrêt pilote ». C’est donc sans surprise que le Gouvernement britannique a fait usage dans l’affaire Scoppola (n°3) du droit d’intervention reconnu par les articles 36§2 de la Convention EDH et 44§1 b du règlement intérieur de la Cour, appelant celle-ci à revenir sur les principes établis dans l’arrêt Hirst (n°2).

En l’espèce, le requérant, reconnu coupable du meurtre de sa femme, de tentative de meurtre sur son fils, de mauvais traitements infligés aux membres de sa famille et de port d’arme prohibé, a été condamné à la réclusion à perpétuité et à l’interdiction définitive d’exercer des fonctions publiques. Les arrêts condamnant le requérant ne mentionnent pas la privation du droit de vote.

Une brève description des cadres juridiques italien et britannique s’impose. En droit italien, l’interdiction d’exercer des fonctions publiques est une peine accessoire qui sanctionne certaines infractions précisément identifiées et qui accompagne aussi toute condamnation à une peine privative de liberté d’une durée au moins égale à trois ans. En vertu de l’article 29 du code pénal, l’interdiction d’exercer des fonctions publiques peut être temporaire (d’une durée de cinq ans), lorsque la peine infligée est d’une durée de trois à cinq ans, ou définitive, dans le cas où la privation de liberté est d’une durée supérieure cinq ans. Le code pénal italien prévoit que l’interdiction définitive d’exercer des fonctions publiques entraîne la déchéance du droit de vote et d’éligibilité et que ne peuvent voter les personnes frappées par une interdiction temporaire d’exercer des fonctions publiques, pour la durée de celle-ci. La législation britannique dispose que toute personne condamnée ne peut voter pendant toute la durée de son incarcération. Cette législation s’applique à toutes les personnes condamnées et détenues à quelques exceptions marginales près.

Bien que les législations italienne et britannique relatives au droit de vote des détenus ne soient pas identiques, c’est au regard des critères établis par la Cour dans l’arrêt Hirst (n°2) qu’il convient de lire l’arrêt Scoppola (n°3). Rappelons que la Cour y a jugé que la législation britannique « est un instrument sans nuances, qui dépouille du droit de vote, garanti par la Convention, un grand nombre d’individus, et ce de manière indifférenciée ». Elle ajoutait : « Cette disposition inflige une restriction globale à tous les détenus condamnés purgeant leur peine et s’applique automatiquement à eux, quelle que soit la durée de leur peine et indépendamment de la nature ou de la gravité de l’infraction qu’ils ont commise et de leur situation personnelle. Force est de constater que pareille restriction générale, automatique et indifférenciée à un droit consacré par la Convention et revêtant une importance cruciale outrepasse une marge d’appréciation acceptable, aussi large soit-elle, et est incompatible avec l’article 3 du Protocole n° 1 » (Hirst (n°2), § 82). C’est à la conclusion inverse que la Cour parvient dans l’arrêt Scoppola (n°3). Deux points nous semblent mériter quelques développements. D’abord, l’appréciation du but légitime poursuivi par la privation du droit de vote des détenus ; ensuite, la réinterprétation donnée par la Cour des critères d’automaticité et d’application générale et indifférenciée de cette sanction.

I.                   L’appréciation du but légitime poursuivi par la privation du droit de vote

Il est rare que la Cour EDH conclue à la violation d’une disposition conventionnelle au motif que l’ingérence dans un droit garanti ne poursuivait aucun but légitime, la Cour acceptant généralement les objectifs avancés par l’Etat. Dans le cadre de l’article 3P1, l’Etat bénéficie d’une liberté accrue pour déterminer le but légitime du fait de la rédaction même de cette disposition qui ne comporte aucune clause dérogatoire énumérant limitativement les buts légitimes pouvant justifier une ingérence dans le droit garanti. En l’espèce, la Cour admet que « que l’interdiction du droit de vote dont le requérant a fait l’objet poursuivait les objectifs légitimes que sont le renforcement du sens civique et du respect de l’Etat de droit ainsi que le bon fonctionnement et le maintien de la démocratie » (§92). On lit au paragraphe 90 que l’interdiction susmentionnée peut passer pour poursuivre l’objectif « de prévention du crime ».

La première série de justifications, liée à la préservation de la démocratie et l’Etat de droit, soulève des difficultés à la fois quant à sa conciliation avec la jurisprudence strasbourgeoise et au regard de l’interprétation même de ces deux notions. Sur le premier point, force est de constater l’existence d’une sorte de schizophrénie interprétative. La Cour affirme que les droits politiques « sont cruciaux pour le maintien des fondements d’une véritable démocratie régie par l’Etat de droit (…). En outre, le droit de vote ne constitue pas un privilège. Au XXIe siècle, dans un Etat démocratique, la présomption doit jouer en faveur de l’octroi de ce droit au plus grand nombre et le suffrage universel est désormais le principe de référence » (Scoppola (n°3), [GC], §82). Comment donc accepter que la restriction d’un droit participe à la préservation des valeurs qu’il est censé cristalliser ? Sur le second point, nous rejoignons le juge dissident quand il affirme ne pas penser «  que priver du droit de vote une partie entière de la population – ce qui est la conséquence manifeste de la législation italienne litigieuse – contribue au bon fonctionnement et au maintien de la démocratie ». Il ajoute : « À mon sens, il est tout aussi probable que ladite législation a exactement l’effet inverse. Si je reconnais que le bon fonctionnement et le maintien de la démocratie est à l’évidence un but légitime, je ne vois pas comment cette législation y contribue. En revanche, faire voter des détenus et mieux faire accepter leur droit de vote est bien plus susceptible d’accomplir ce but important » (Opinion dissidente du Juge Björgvinsson).

Quant au but légitime de prévention du crime, celui-ci ne nous semble acceptable que dans l’hypothèse où la privation du droit de vote constitue la sanction d’une infraction dont la nature revêt un lien direct avec le respect des valeurs démocratiques ou l’exercice d’une fonction publique. Si l’on ajoute à cette première considération l’acceptation très nuancée dans la doctrine pénaliste contemporaine de la fonction dissuasive de la sanction pénale (voir sur cette question : M. Van de Kerchove, « Les fonctions de la sanction pénale », Informations sociales, 2005/7, n° 127, pp. 22-31), à la faveur de la reconnaissance accrue de la fonction de réadaptation du contrevenant (voir en ce sens l’article 10§2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui stipule que  « Le régime pénitentiaire comporte un traitement des condamnés dont le but essentiel est leur amendement et leur reclassement social »), force est de constater que ce but apparaît fort contestable pour justifier une privation générale du droit de vote des personnes détenus.

La Cour a d’ailleurs sensiblement infléchi sa position au fil de la jurisprudence. Dans l’arrêt de chambre Hirst (n°2) elle a longuement discuté la validité de ces mêmes justifications alors avancées par le gouvernement britannique. Se référant notamment à la jurisprudence canadienne, elle a émis des doutes quant à la fonction dissuasive de la privation du droit de vote des détenus, relevant que « l’application d’une sanction globale à tous les détenus quel que soit leur crime ou leur situation personnelle ne témoignait d’aucun lien rationnel entre la punition et la personne punie » et que « la privation du droit de vote va en réalité à l’encontre de la réadaptation du contrevenant (…) (Hirst (n°2) c. Royaume-Uni, 30 mars 2004, §45). Dans la même affaire, la Grande chambre faisait déjà preuve de moins de perplexité, se limitant à rappeler les réserves exprimées par la Chambre.

II.                La réinterprétation des critères d’automaticité, de généralité et d’application indifférenciée de l’arrêt Hirst (n°2)

Bien qu’elle s’en défende, en affirmant dans un premier temps qu’il « n’apparaît pas que, depuis l’arrêt rendu dans l’affaire Hirst (n°2), il se serait produit, au niveau européen et dans le système de la Convention, un événement ou un changement susceptible d’accréditer la thèse selon laquelle les principes affirmés devraient être réexaminés » (Scoppola (n°3), §95), la Grande Chambre procède pourtant à une interprétation restrictive des critères d’automaticité, de généralité et d’application indifférenciée établis dans cet arrêt.

Le premier point sur lequel la Cour opère un net recul concerne la question de savoir si la privation du droit de vote doit être prononcée par un juge. Cette exigence, dont le non-respect comptait parmi les fondements du constat de violation de l’article 3P1 par la chambre, avait été clairement affirmée dans l’arrêt Frodl (Frodl c. Autriche, 8 avril 2010). La Grande Chambre, après une argumentation peu convaincante,  transforme cette obligation en une faculté, jugeant que « les Etats contractants peuvent décider de confier au juge le soin d’apprécier la proportionnalité d’une mesure restrictive du droit de vote des détenus condamnés ou d’incorporer dans la loi des dispositions définissant les circonstances dans lesquelles une telle mesure trouve à s’appliquer » (§102). Les arguments avancés par la Grande Chambre, qui estime que l’exigence selon laquelle la sanction doit être prononcée par un juge résulte d’une interprétation extensive de l’arrêt Hirst (n°2), n’emportent pas la conviction de par leur nature à la fois excessivement formaliste et artificielle. Selon elle, l’intervention du juge n’était pas explicitement mentionnée dans l’arrêt Hirst (n°2) « parmi les éléments essentiels déterminant la proportionnalité » de la mesure. Or, l’on peut lire dans ledit arrêt (dans le chapitre consacré à…la proportionnalité !) que « lorsqu’elles prononcent leur condamnation, les juridictions pénales d’Angleterre et du Pays de Galles ne mentionnent nullement la privation du droit de vote et qu’il n’apparaît pas, au-delà du fait qu’un tribunal a jugé approprié d’infliger une peine privative de liberté, qu’il existe un lien direct entre les actes commis par un individu et le retrait du droit de vote frappant celui-ci » (Hirst (n°2), [GC] §77).  La Grande Chambre, dans Scoppola (n°3), écarte maladroitement la critique en affirmant que l’assertion n’est pas incluse dans les paragraphes de l’arrêt reprenant les principaux critères permettant d’évaluer la restriction apportée au droit de vote…

En outre, détacher la condition que la sanction soit prononcée par un juge des notions de généralité et d’automaticité est une opération purement artificielle. Comment affirmer qu’une sanction prévue par la loi puisse être appliquée avec tous les égards dus aux particularités de chaque affaire alors que le juge n’est pas amené à se prononcer sur l’application de cette sanction ? Comment faire de la loi - instrument général et impersonnel - un instrument d’une précision chirurgicale quand ses prescriptions sont appliquées de manière automatique, sans la médiatisation du juge, à une catégorie de personnes envisagée abstraitement (dont l’ampleur est au demeurant non négligeable), selon des critères objectifs ?

La solution apportée par la Cour réside dans l’idée que, contrairement à la législation britannique qui dépouillait du droit de vote toutes les personnes condamnées purgeant une peine de prison, la législation italienne serait au contraire un instrument plus nuancé en ce qu’il prévoit une modulation de l’emploi de la privation du droit de vote en fonction des particularités de chaque affaire car « elle ne s’applique pas à toute personne condamnée à une peine privative de liberté mais seulement à celles dont la peine est d’une durée au moins égale à trois ans » (Scoppola (n°3), [GC] §106). On voit mal en quoi l’adjonction d’un critère exclusivement temporel, ne laissant aucune place à une appréciation de la nature de l’infraction commise et de la situation personnelle du contrevenant, serait un remède au caractère général et indifférencié de la sanction.

Enfin, rien ne permet de conclure que la privation du droit de vote échapperait au grief d’automaticité. C’est bien la condamnation pour certaines infractions spécifiques ou à une peine de prison au moins égale à trois ans qui entraîne, de par elle-même et de manière automatique, la peine accessoire d’interdiction d’exercer de fonctions publique dont découle le privation du droit de vote. Automaticité « médiatisée », mais automaticité tout de même…Le fait que le juge du fond soit amené à se prononcer sur la fixation de la peine principale n’enlève rien au caractère automatique de la privation du droit de vote, qui découle du prononcé d’une peine d’au moins trois ans de réclusion.  

Il semble donc qu’à travers l’arrêt Scoppola (n°3), la Cour montre qu'elle se satisfait des législations privant les détenus du droit de vote, dans la mesure où tous ne seraient pas concernés, par la simple application d’un critère relatif à la durée de la peine qui leur a été infligée… L’arrêt intervenant quelques semaines après la Conférence de Brighton, et de surcroît sur un thème cher au Royaume-Uni, il sera certainement interprété comme une réaffirmation concrète du principe de subsidiarité du mécanisme européen de protection des droits de l’homme et de la technique de la marge nationale d’appréciation qui l’accompagne.

Observation (Philippe Weckel)

Faut-il faire une différence entre revenir sur un acquis jurisprudentiel et opérer un revirement de jurisprudence ?

 

 

Conférence de Brighton, troisième avancée dans la réforme de la Cour européenne des droits de l'homme, Philippe Weckel

Bulletin numéro 306