Après la conférence d'Interlaken en 2010 et d'Ismir en 2011, les 47 Etats membres du Conseil de l'Europe représentant 800 millions d'habitants sont convenus, par une déclaration politique adoptée à l'unanimité, d'un troisième train de réforme visant l'amélioration de l'activité de la Cour européenne des droits de l'homme et la réduction des 150 000 requêtes non traitées par cette juridiction. Les ministres ont concentré leur attention sur un ensemble de mesures techniques destinées à renforcer l'efficacité des systèmes de justice nationaux, afin de libérer la Cour et de lui permettre de se concentrer sur sa mission essentielle.
Organisée à l'initiative du gouvernement britannique qui assure ce semestre la présidence du Conseil de l'Europe, la Conférence de Brighton a donné lieu à un échange vif entre le Ministre de la justice de ce pays et le nouveau Président de la CEDH, de nationalité britannique. L'incident montre le danger de cette « renationalistion » du contentieux des droits de l'homme qui pourrait fournir le prétexte à une réduction du rôle et de l'indépendance de l'organe de la Convention européenne des droits de l'homme. Une affaire politiquement très sensible au Royaume-Uni est à l'origine de cette tension. En effet, l'Arrêt de section rendu par la CEDH le 1è janvier 2012 dans l'affaire Othman (Abu Qatadi) contre Royaume-Uni fait obstacle à l'extradition d'un imam proche d'Al Qaïda vers la Jordanie. La libération de cette personne semble de cette manière inéluctable. La Cour de Strasbourg a mis en cause la pratique de la torture en Jordanie sur la base de présomptions concordantes. Certes, elle a admis l'autorité de l'engagement pris par cet Etat de ne pas soumettre Abu Qatada à la torture, mais la juridiction européenne a estimé que la garantie que des preuves obtenues sous la torture ne serait pas utilisées contre l'imam n'est pas apportée. En outre, Abu Catadi a introduit une demande de renvoi devant la Grande Chambre le 17 avril à 23 heures. Non seulement le gouvernement britannique se trouve dans une impasse, mais la théorie selon laquelle la lutte contre le terrorisme international justifierait des restrictions aux droits de l'homme est battue en brèche par la CEDH. On comprend que le gouvernement conservateur ait vu dans la Conférence de Brighton l'occasion de faire légitimer cette approche nationale restrictive. La vive réaction du Président de la CEDH, Sir Nicolas Bratza, à la suite des propos tenus par le Ministre de la justice, M. Ken Clarke, replace la Déclaration de Brighton dans sa véritable perspective. Le travail de la Cour n'est en rien modifié par la réforme, la juridiction européenne n'est pas placée sous une forme de tutelle nationale et le droit des personnes d'accéder à un juge international n'est en rien affecté dans sa substance. Au contraire, dans ce texte programmatique s'affirme une conception fédérative d'un système européen de protection des droits de l'homme. L'emprunt explicite à des concept issus de la théorie du fédéralisme est particulièrement clair à cet égard. Lorsqu'on affirme que les juridictions et autres autorités nationales jouissent d'une marge d'appréciation dans la mise en œuvre et l'interprétation de la Convention européenne, on n'invente pas la poudre. Rien n'est changé pour la Cour. Par contre, se dessine le schéma d'un système judiciaire de nature fédérale garantissant l'ordre public européen des droits de l'homme dans lequel les juridictions nationales jouent un rôle primordial dans la garantie des droits protégés. L'objectif est bien de restaurer la pleine responsabilité des mécanismes de justice au niveau national en considérant que l'encombrement de la Cour de Strasbourg est avant tout la conséquence d'une forme de défausse des autorités nationales qui s'en remettent systématiquement à son arbitrage. Le préambule de la Déclaration de Brighton est très clair :
"Les Etats parties à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») réaffirment leur attachement profond et constant à la Convention, ainsi qu’au respect de leur obligation, au titre de la Convention, de reconnaître à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis dans la Convention.
2. Les Etats parties réaffirment également leur attachement au droit de recours individuel devant la Cour européenne des droits de l'homme (« la Cour ») en tant que pierre angulaire du système de protection des droits et libertés énoncés dans la Convention. La Cour a apporté une immense contribution à la protection des droits de l'homme en Europe depuis plus de 50 ans.
3. Les Etats parties et la Cour partagent la responsabilité de la mise en œuvre effective de la Convention, sur la base du principe fondamental de subsidiarité. La Convention a été conclue sur la base, entre autres, de l’égalité souveraine des Etats. Les Etats parties doivent respecter les droits et libertés garantis par la Convention, et remédier de manière effective aux violations au niveau national. La Cour agit en tant que sauvegarde si des violations n’ont pas obtenu de remède au niveau national. Lorsque la Cour constate une violation, les Etats parties doivent se conformer à son arrêt définitif".
Renvoyant pour le reste au texte de la Déclaration ministérielle on se bornera ici à énoncer quelques engagements programmatiques qui devraient être concrétisés avant la fin de 2013 :
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le principe de la marge d'appréciation nationale et du caractère subsidiaire du contrôle européen devrait être inscrit dans le préambule de la Convention. Il ne s'agit donc pas de lui prêter une portée normative, mais de faciliter l'interprétation du système des rapports entre les organes nationaux et la CEDH en le concevant comme un dispositif de distribution des responsabilités. Le texte précise d'ailleurs que cette mesure serait nécessaire « pour des raisons de transparence et d’accessibilité ». Elle aurait donc une fonction pédagogique, d'abord sans doute en direction de la « doctrine » qui a bien besoin qu'on lui ouvre l'esprit. Néanmoins modifier le préambule d'un traité est une démarche inhabituelle que l'on observera avec curiosité (l'adoption d'un protocole n'est pas mentionné) ;
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évitant tout engagement, les ministres envisagent l'élaboration d'un projet de protocole visant à étendre les pouvoirs de la CEDH : elle pourrait être saisie d'une demande d'avis consultatif par une juridiction nationale. On comprend qu'il pourrait s'agir d'une version « light » d'un recours préjudiciel. En pratique, le besoin d'expertise se fait plutôt sentir en ce qui concerne les mesures nationales législatives ou règlementaires. Quoiqu'il en soit, on ne fera guère progresser le sens des responsabilités au niveau national en offrant des occasions de se défausser sur la Cour de Strasbourg.
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Les conditions et critères de recevabilité des requêtes devraient être aménagés. Plusieurs mesures sont envisagées dans la Déclaration. La réunion des ministres fait sienne la proposition de la Cour de ramener de 6 à 4 mois le délai de recours devant elle. Faut-il avoir recours à cette guillotine pour réduire le nombre de plaintes ? La guillotine est-elle plus humaine que la hache du bourreau ? Concrètement on tranche dans le vif en réduisant d'un tiers la garantie d'un droit d'accès au juge international. Les ministres engagent également la Cour à appliquer de manière stricte les conditions de recevabilité posées par l'Article 35 de la Convention pour préserver le rôle respectif des juridictions nationales et de la CEDH. Il s'agit, par conséquent, d'une application concrète du principe de subsidiarité. On relève ici l'expression de critiques adressées à la Cour qui semblent difficilement compatibles avec l'affirmation de son indépendance. Voilà que les ministres disent au « juge international » ce qu'il devrait faire :
"f) invite la Cour à prévoir expressément dans son Règlement la possibilité de prendre une décision séparée sur la recevabilité à la demande du gouvernement défendeur lorsqu’il existe un intérêt particulier à ce que la Cour statue sur l’effectivité d’un recours interne mis en cause dans l’affaire considérée ; g) invite la Cour à développer sa jurisprudence sur l’épuisement des voies de recours internes afin d’imposer que, lorsque celles-ci existent, le grief allégué de la violation de la convention ou d'une disposition équivalente du droit national ait été argumenté devant les tribunaux ou instances nationales, de façon à donner à celles-ci la possibilité d’appliquer la Convention à la lumière de la jurisprudence de la Cour. Enfin deux mesures concrètes sont envisagées. Est proposée la suppression à l’article 35, paragraphe 3.b de la Convention, des mots « et à condition de ne rejeter pour ce motif aucune affaire qui n’a pas été dûment examinée par un tribunal interne ».
En outre la Conférence affirme
« qu’une requête devrait être considérée comme manifestement irrecevable au sens de l’article 35(3)(a), entre autres, dans la mesure où la Cour estime que la requête soulève un grief qui a été dûment examiné par un tribunal interne appliquant les droits garantis par la Convention à la lumière de la jurisprudence bien établie de la Cour, y compris, le cas échéant, sur la marge d’appréciation, à moins que la Cour estime que la requête soulève une question sérieuse relative à l’interprétation ou à l’application de la Convention ».
On éprouve un malaise à la lecture de ces passages de la Déclaration exprimant une restriction au droit à un juge international qui ne serait pas intégralement compensée par la garantie d'une protection équivalente au niveau national.
La Conférence de Brighton laisse une impression mitigée. Elle suscite pour le moins une inquiétude diffuse.
Brighton, Royaume-Uni, 18-20 avril 2012
Déclaration d'Izmir sur l'avenir de la CEDH Anne RAINAUD
Sentinelle n° 215 (dossier spécial)
Conférence d’Interlaken (18 et 19 février 2010) - présentation
Conférence d’Interlaken : la réforme du mécanisme de contrôle conventionnel
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