Aller au contenu principal
x
Soumis par Bourrel Marie le 22 April 2012

La Cour européenne des droits de l'homme (C.E.D.H) a rejeté, par une décision en date du 18 avril 2012 en l'affaire Eternit c. France, la requête déposée par la Société ETERNIT pour non respect de son droit à un procès équitable dans le contentieux qui l'oppose à la Caisse primaire d'assurance maladie (C.P.A.M) (CEDH, Décision du 18 avril 2012, Eternit c. France).

L'affaire dont il est question ici concerne l’équité du contentieux opposant une personne morale à une caisse d’assurance maladie à propos de la reconnaissance du caractère professionnel d'une maladie déclarée par un ancien salarié qui avait travaillé 49 ans (10/09/1951-31/07/1990) pour la Société et qui s’était vu diagnostiquer l'existence de « plaques pleurales calcifiées et d'un carcinome broncho-pulmonaire sur le poumon droit » ainsi que des « lésions pleurales secondaires à une asbestose ». En l’espèce, le litige portait sur l'invocation d'un défaut de communication à l'employeur des pièces médicales de son ancien salarié par la caisse d'assurance maladie.

Cette décision intervient dans un contexte judiciaire sous tension. La société requérante est en effet actuellement au cœur de plusieurs procédures engagées en France et en Europe, par des anciens salariés, victimes de leur exposition à l'amiante et dont les conséquences pour la santé humaine sont très souvent fatales. Il convient par ailleurs, de garder à l'esprit que si la prise en charge du salarié malade incombe à la C.P.A.M, le nombre de maladies professionnelles reconnues dans une entreprise détermine le taux de cotisation qui lui sera appliqué pour le risque professionnel associé à son activité. Pour cette raison, le contentieux impliquant les entreprises devant les juridictions de la sécurité sociale continue de progresser et dans le cas des victimes de l'amiante, devrait connaître malheureusement, une recrudescence notable dans les années à venir.

 

Rappel des faits et procédures précédentes

 

Informée en février 2006, de la décision de la C.P.A.M de reconnaître le caractère professionnel de la maladie déclarée par un ancien salarié, la société ETERNIT saisit la commission de recours amiable de la C.P.A.M. La requérante souhaitait obtenir de cette dernière, l'inopposabilité de la décision de la C.P.A.M à son égard, les dispositions du code de la sécurité sociale et du principe du contradictoire n'ayant pas été respectés selon elle.

Sans réponse de la commission, équivalent à un rejet implicite de sa demande, la Société saisit le Tribunal des affaires de sécurité sociale de Brest. Ce dernier, dans un jugement en date du 26 mars 2007, sanctionne la décision de la C.P.A.M au double motif qu'il incombait à cette dernière d'effectuer une enquête administrative préalable à sa décision de prise en charge de la maladie professionnelle de l'ancien salarié et, que l'avis qu'elle avait communiqué à la Société n’était pas motivé.

La C.P.A.M interjeta appel de ce jugement.

 

Selon la C.P.A.M, aucune obligation légale ne lui imposait d'effectuer une enquête administrative préalable dans la mesure où les questionnaires se rapportant aux conditions de travail au sein de l'entreprise qu'elle avait fait remplir à la société ETERNIT et à l'ancien salarié, fournissaient les éléments nécessaires pour lui permettre d'établir que les salariés de ladite société avaient été exposés aux risques liés à l'amiante. La C.P.A.M se défendait par ailleurs d'avoir respecté le principe du contradictoire en ayant porté à la connaissance de la société ETERNIT, toutes les pièces du dossier cela, avant qu'elle prenne la décision de reconnaître le caractère professionnel de la maladie. La société ETERNIT avançait quant à elle, que le principe du contradictoire n'avait pas été respecté et demandait à la Cour d'appel de confirmer le jugement de première instance et, de manière subsidiaire, de juger que faute pour la C.P.A.M de produire aux débats les pièces médicales soumises à l'examen de son médecin-conseil, elle n'avait pas été en mesure de discuter utilement les preuves de la maladie déclarée et son origine professionnelle.

Parallèlement, le 28 mars 2007, les ayants droits du salarié décédé le 2 mars 2006, saisirent le Tribunal des affaires de sécurité sociale de Brest d'une demande de mise en œuvre de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur. Par un jugement du 4 février 2008, le Tribunal a reconnu que la maladie professionnelle développée par le salarié avait pour origine la faute inexcusable de la société, en l'occurrence l'absence de protection adéquate contre l'inhalation d'amiante alors même que le risque pour les ouvriers était connu au moment où ledit salarié travaillait au sein de l'entreprise. Le Tribunal fixa alors à 104 000 euros le montant total des préjudices subis par le salarié et à 96 000 euros, le montant total du préjudice moral subi par ses ayants droits. Le Tribunal prononça par ailleurs un sursis à statuer sur le recours de la C.P.A.M aux fins d'exercer l'action récursoire à l’encontre de la requérante jusqu'à l'arrêt de la Cour d'appel invitée à statuer sur l'opposabilité à la requérante de la décision de la C.P.A.M de reconnaître le caractère professionnel de la maladie de son ancien salarié. Par un arrêt en date du 4 juin 2008, la Cour d'appel de Rennes fit droit aux moyens présentés par la C.P.A.M devant elle et infirma le jugement de première instance.

La société ETERNIT se pourvut en cassation.

 

Par un arrêt en date du 10 septembre 2009, la Cour de cassation rejeta le pourvoi (Cass. 2e civ., 10 septembre 2009, n°08-18078). Reconnaissant la légalité du processus de qualification par lequel la maladie dont souffrait l'ancien salarié avait été reconnue comme maladie professionnelle, la Cour de cassation considéra que l'examen tomodensitométrique (scanner thoracique) n'avait pas à figurer dans les pièces du dossier que la C.P.A.M était tenue de communiquer à la société ERTENIT cela, conformément à une jurisprudence constante (Cass. 2e civ., 17 janvier 2008, n°07-13356 ; Cass. 2e civ., 12 mars 2009, n°08-13253). La Haute juridiction précisa alors que la production de cette pièce ne pouvait être exigée par l'employeur, que dans le cadre d'une expertise (art. R.441-13 du Code de la sécurité sociale. La Cour de cassation estima par ailleurs que la Cour d'appel, appréciant souverainement la valeur et la portée des éléments de preuve produits devant elle et soumis à la discussion contradictoire des parties, avait valablement pu en déduire que le caractère professionnel des affections déclarées était suffisamment établi sans qu'il y ait lieu de recourir à une expertise médicale.

 

Les voies de recours internes ayant été épuisées, la société ETERNIT introduisit une requête devant la C.E.D.H, le 9 mars 2010.

 

Griefs

 

La société ETERNIT invoquait à l'appui de sa requête que l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme (droit à un procès équitable) n'avait pas été respecté dans le contentieux l'opposant à la C.P.A.M. La requérante fondait son argumentation sur le moyen selon lequel le fait qu'elle n'ait pu avoir accès à l’intégralité des pièces médicales ayant conduit à établir le diagnostic de la maladie de son ancien salarié et la déclaration de la maladie professionnelle, l'avait privé de toute possibilité de contester efficacement la décision de la C.P.A.M.

 

Décision de la C.E.D.H

 

Pour rappel, le droit à un procès équitable qui est protégé par l'article 6 de la Convention s'applique à tous les justifiables accusés pénalement ou dont les droits et obligations de caractère civil sont contestés. Le respect de ce droit couvre une série d'autres droits tels que celui d'être jugé par un tribunal indépendant et impartial, la publicité des débats, la durée raisonnable de la procédure, le droit à la présomption d'innocence, le principe de l'« égalité des armes » entre les parties et le principe du contradictoire. C'est à l’égard de ces deux dernières composantes que la décision de la C.E.D.H à laquelle nous consacrons cette analyse, présente l'intérêt le plus marqué.

 

                     Le droit à une procédure contradictoire

 

La Cour reconnaît tout d'abord que l'article 6 § 1 de la Convention, était applicable sous son volet civil, à la contestation par la société ETERNIT en sa qualité d'employeur, de la reconnaissance d'une maladie professionnelle par la C.P.A.M (mutatis mutandis CEDH, Schouten et Meldrum c. Pays-Bas, 9 décembre 1994, § 59 et § 60). Cette condition essentielle pour fonder sa compétence étant satisfaite, la C.E.D.H relève que conformément à sa jurisprudence, une expertise médicale en ce qu'elle ressort à un domaine technique qui échappe à la connaissance des juges, est susceptible d'influencer de manière prépondérante l'appréciation des faits (CEDH, Augusto c. France, 11 janvier 2007, § 50). Étant donné qu'il s'agit d'un élément de preuve déterminant, la C.E.D.H admet que dans le cadre du respect du droit à une procédure contradictoire, il doit pouvoir être commenté par les parties au litige (CEDH, Montovanelli c. France, 18 mars 1997, § 36). La C.E.D.H complète néanmoins son raisonnement en précisant que le caractère général de ce principe doit être interprété à la faveur de chaque cas d’espèce. Cette flexibilité est assurée par la reconnaissance de la « nature particulière du contentieux ».

Appliquée aux faits de l’espèce, cela impose selon la Cour et c'est ici le cœur de son raisonnement, que le principe d'une discussion contradictoire par les parties quant au sujet des pièces médicales se rapportant au dossier de l'employé soit assortit de réserves. En d'autres termes, le contentieux qui oppose un employeur à une caisse d'assurance maladie reconnue compétente pour se prononcer sur le caractère professionnel d'un accident ou d'une maladie, doit être examiné à l'aune de certaines garanties procédurales.

Dans le contexte précis du litige dont il est ici question, la Cour considère que le droit du salarié au secret médical constitue une garantie fondamentale dont le respect exige que le droit à la procédure contradictoire dont peut se prévaloir l’employeur fasse l'objet d'une appréciation circonstancielle. De cette conciliation des intérêts en conflit dépend l’équilibre des droits des parties au litige. Or, en l’espèce, la Cour est d'avis que cet équilibre est atteint dès lors que l'employeur peut solliciter du Juge la désignation d'un expert-médecin indépendant à qui seront remises les pièces composant le dossier médical du salarié et dont le rapport, établi dans le respect du secret médical, aura pour objet d’éclairer la juridiction et les parties.

 

                    Le principe de l'« égalité » des armes

 

Le deuxième aspect du moyen invoqué par la société ETERNIT à l'appui de sa requête, reposait sur l’allégation selon laquelle le fait qu'elle n'ait pu avoir accès à l’intégralité des pièces médicales, l'avait placée dans une situation de net désavantage par rapport à la C.P.A.M (CEDH, Dombo Beheer .V. c. Pays-Bas, 27 octobre 1993).

Rappelant que la compétence qui lui est reconnue ne lui permet pas de se prononcer sur le point de savoir si une expertise était nécessaire en l’espèce mais d’apprécier la conformité de la procédure prise dans son ensemble, la C.E.D.H précise qu'il lui appartient de se prononcer sur le caractère équitable ou non de celle-ci (mutatis mutandis CEDH, Van Mechelen et autres c. Pays-Bas, 23 avril 1997). Elle retient à l'issue de son examen, que le fait que l'expertise ne soit pas ordonnée systématiquement à la demande de l'employeur mais ne soit décidée que dans le cas où la juridiction s'estime insuffisamment informée, répond aux exigences du procès équitable requises par l'article 6 § 1 de la Convention.

Dans la continuité de ce raisonnement, la C.E.D.H relève que la C.P.A.M disposait exclusivement, pour prendre sa décision, de l'avis du médecin-conseil qui ne relevait pas directement de son autorité hiérarchique mais de la Caisse nationale de l'assurance maladie des salariés. Par voie de conséquence, les services administratifs de la C.P.A.M ne disposaient pas eux non plus, des pièces médicales sollicitées par la société ETERNIT. Dès lors, pour la Cour, cette dernière ne pouvait valablement invoquer que la C.P.A.M s’était trouvée dans une situation de net avantage et qu'il y avait eu une violation du principe de l’égalité des armes.

 

Sur la base de ces éléments, la Cour a donc estimé que le grief invoqué par la société ETERNIT tiré de la violation de l'article 6 § 1 de la Convention était mal fondé et a déclaré à la majorité, la requête irrecevable.

 

 

Si nous manquons à ce jour du recul suffisant pour nous prononcer sur les conséquences de cette décision, il nous semble cependant possible de retenir à ce stade, qu'elle présente un double intérêt. En premier lieu selon nous, la C.E.D.H complète utilement une jurisprudence déjà fournie consacrée aux contentieux des maladies professionnelles, en dégageant le principe selon lequel dans ce cadre précis, le droit de l'employeur à une discussion contradictoire ne saurait faire échec au droit au secret médical reconnu au salarié. Ensuite par cette décision, la C.E.D.H confirme la marge d'autonomie qu'elle reconnaît aux systèmes juridiques nationaux dans le traitement du risque professionnel né de l'exposition aux poussières d'amiante et en particulier, quant à l'examen relatif à la recevabilité des preuves. De cette manière, elle confirme son rôle dans le développement du contentieux des maladies professionnelles en signalant qu'elle réserve à l'examen des requêtes qui pourraient être déposées devant elle à l'avenir, un examen adapté à la « nature particulière du contentieux ». 

Bulletin numéro 301