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Soumis par Weckel Philippe le 19 February 2012

M. Gilbert Guillaume, Ancien Président de la Cour internationale de Justice, a remis le 18 août 2011 au Président de la Section du contentieux du Conseil d'Etat français l'avis pour lequel ce dernier l'avait sollicité. La Haute Juridiction l'avait ainsi invité à préciser les règles du droit international que le juge administratif pourrait utiliser lorsqu'il serait confronté à une situation d'incompatibilité entre deux traités internationaux. L'affaire Kandyrine qui est à l'origine de cette démarche est relative aux suites du règlement bilatéral de la question des emprunts russes par les accords du 7 février 1992 et 29 mai 1997. En contrepartie du versement de 400 millions de dollars, la France s'est engagée à prendre à son compte le règlement des créances détenues par des personnes physiques ou morales de nationalité française. M. Kandyrine de Brito Paiva, de nationalité portugaise, conteste le refus que lui oppose l'Administration de bénéficier du mécanisme de reversement créé à la suite de ces accords. Bien entendu le règlement bilatéral franco-russe n'a pas modifié la situation de cette personne en ce qui concerne les obligations de la Russie et toute distinction fondée sur la nationalité ne présente pas un caractère discriminatoire. A première vue, on n'est donc pas convaincu que les accords en question aient engendré une discrimination portant atteinte au droit de propriété garanti par le Protocole 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. L'hypothèse qui a provoqué cet amicus curiae semble ainsi un peu théorique.

On ne peut pas dire que le Juge Guillaume introduit par son amicus curiae un souffle de modernité au sein du Conseil d'Etat français. Pour l'essentiel le Juge ramène la question du conflit de normes entre deux traités à un insurmontable dilemme qui expose l'Etat qui l'affronte à engager sa responsabilité quel que soit le choix qu'il retiendra finalement. De cette présentation dramatisée, vraiment très classique, voire intemporelle, on retiendra surtout que l'auteur de l'avis s'est efforcé de repousser toute argumentation fondée sur les droits de l'homme. Ce texte traduit en effet une hostilité forte, foncière, envers toute approche du droit international fondée sur la protection de la personne humaine et, par extension, une défiance envers ces branches du droit international positif qui limitent la souveraineté de l'Etat pour répondre à cet intérêt supérieur. Cette défiance dépassant la critique raisonnée du « droitdel'hommisme » conduit ici le Juge à refuser de ménager une place au jus cogens, même très restreinte, et à ne pas soulever l'hypothèse même qu'un conflit de normes conventionnelles puisse être résolu d'une manière particulière, lorsque des droits de l'homme sont concernés. Il va trop loin dans la négation.

Le jus cogens

Le cas d'espèce, une discrimination alléguée qui porterait atteinte au droit de propriété, ne justifiait pas que l'on s'attardât sur la problématique du jus cogens. A l'évidence les instruments bilatéraux au sujet des emprunts russes ne contreviennent à aucune règle impérative du droit international général. Le droit de propriété peut faire l'objet de tant de restrictions légitimes de la part de l'Etat que la question de son élévation au rang du jus cogens est hors de propos.

Bien sûr, le Juge Guillaume peut bien rappeler le refus persistant de la France de ratifier la Convention de Vienne sur le droit des traités à cause, en particulier, de l'article 53 relatif au jus cogens. Toutefois, le rapport du Conseil d'Etat de 2003 qu'il cite explique très bien les motifs de ce refus : l'incorporation de la Convention dans l'ordre constitutionnel français n'est pas souhaitable, notamment, parce que le concept de jus cogens est évolutif, que cette évolution est imprévisible et qu'un conflit entre une telle norme supérieure et la Constitution n'est pas à exclure. Portant exclusivement sur la question de la ratification d'un instrument conventionnel, cette argumentation n'exprime pas une opposition à la cristallisation d'une règle coutumière inscrite dans ce texte. Ce n'est pas son objet.  D'ailleurs la Convention est appliquée en France sans cette incorporation dans toute la mesure où elle reflète l'état du droit international coutumier.
Certes aucun des jugements internationaux reconnaissant l'existence du jus cogens n'entre dans les prévisions de l'Article 53. Le concept a donc largement débordé du domaine du droit des traités qui l'avait enfanté pour s'étaler jusque dans le droit des obligations internationales. D'ailleurs, le Projet d'articles sur la responsabilité des Etats adopté par l'Assemblée générale des Nations Unies en 2001 (sans objection de la France) consacre explicitement cette extension dans son Article 26. Cette dernière ne fait que renforcer l'affirmation du caractère coutumier de la règle relative à la primauté du jus cogens et son autonomie par rapport au droit conventionnel des traités.
Comment le Juge Guillaume peut-il passer sous silence la confirmation explicite de la règle en question par la Cour internationale de Justice, depuis 2007 et renouvelée depuis lors, sans réserve d'aucun de ses membres actuels ? Quelle est donc cette posture d'objecteur persistant qu'il évoque ? Celle de la France, se désolidarisant de ses partenaires européens, proclamant à la face du monde qu'elle entend préserver, envers et contre tous, sa capacité d'organiser par voie de traité international la traite négrière ou un génocide ?  Certes non et, dans un processus de cristallisation du droit coutumier qui s'étend sur des décennies, la persistance de l'objection ne se présume pas. Il ne peut pas y avoir de consensus en France en faveur de cette objection prétendue, donc elle n'existe pas. En définitive, qui est donc l'objecteur persistant tenant tête au monde et à sa justice ?
Le Juge Guillaume mène ainsi un combat d'arrière garde, mais le pire est à venir. En effet, la consolidation du jus cogens est rétroactive. Cette dernière se propage dans le passé en provoquant une réinterprétation de la jurisprudence de la CIJ. Ce processus pourrait s'arrêter vraisemblablement à l'Avis sur les Réserves. Par conséquent, le combat même contre les normes impératives du droit international général que le Juge a incarné pendant plusieurs décennies va s'effacer... du passé !

L'ordre public européen des droits de l'homme.

La France et la Russie sont parties à la Convention européenne des droits de l'homme. Elles n'ont pas seulement accordé par voie de traité une protection aux personnes relevant de leur autorité, mais elles la leur ont garantie. Cette garantie résulte principalement de leur droit d'accéder à un juge international. Si le Conseil d'Etat devait « préférer » les engagements bilatéraux entre ces deux Etats au sujet des emprunts russes, il ouvrirait au justiciable la voie vers la Cour européenne droits de l'Homme. Ce dernier ne pourrait diriger sa requête que contre la France, n'ayant vraisemblablement pas de lien juridictionnel avec la Russie. Néanmoins, si l'accord bilatéral a vraiment organisé une discrimination en fonction de la nationalité contraire à la Convention européenne, cet Etat a participé à la violation de cette convention. En définitive, le dilemme, la contradiction insurmontable entre deux obligations, n'existerait que si la Russie n'était pas partie à la Convention européenne des droits de l'homme. Les deux instruments conventionnels qui seraient contradictoires constituent, l'un la source des droits individuels d'une personne, l'autre une éventuelle violation de ces droits. Dans un système juridictionnel « verticalisé » intégrant les juridictions nationales, la prévalence de ces droits individuels est assurée. En effet, les accords franco-russes ne sauraient avoir pour objet ou pour effet de suspendre la protection garantie par la Convention européenne des droits de l'homme.

Certes la spécificité du droit européen des droits de l'homme s'affirme dans cette intégration, mais le schéma logique de la Convention sur le droit des traités n'est pas hors de propos. Il y a un traité multilatéral et un accord postérieur conclu entre deux des parties qui lui est contraire. Ce dernier constitue donc un fait illicite à l'égard d'un tiers bénéficiaire, une personne en l'occurrence. L'Article 30 de la Convention de Vienne (traités successifs) fait en effet référence à la responsabilité internationale : cette disposition fixe les limites de l'applicabilité de différents instruments conventionnels imbriqués, mais elle ne détermine pas un ordre de prévalence et renvoie pour ce faire à la responsabilité. Le droit des traités est comme la moitié d'un billet de banque, s'il n'est pas réuni au droit des obligations. Plutôt que d'évoquer un conflit de normes, il vaudrait mieux parler de conflit d'obligations. Ce dernier se dissout spontanément, parce que la Russie, comme la France, a l'obligation de ne pas poursuivre l'exécution de l'accord bilatéral postérieur. Les contradictions entre les normes, dans un ordre non hiérarchisé, se dissolvent dans le droit de la responsabilité. Et, dans le cas présent, le justiciable obtient satisfaction parce que son droit est garanti.
Or le Conseil d'Etat français est partie intégrante de ce système de garantie.

On doit regretter une forme de captation de l'image qui s'opère dans l'Amicus Curiae, celle de la politique juridique de la France qui n'est pas immuable, mais répond aux nécessités de son temps, celle de la doctrine de droit international française qui subit cette pesanteur statique et risque de se figer.

 

Amicus Curiae Gilbert Guillaume affaire Kandiryne

Bulletin numéro 294