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Soumis par Rinaldi Karine le 19 February 2012

1 seul antécédent de visite in situ de la Cour interaméricaine des droits de l’homme. Jusqu’à sa récente décision de se rendre sur le territoire du peuple autochtone Kichwa de Sarayaku, en Équateur (voir la résolution du Président de la Cour interaméricaine), le Tribunal ne s’était déplacé qu’une seule fois sur les lieux de violations de droits de l’homme soumises à sa compétence. Il s’agissait de l’affaire de la communauté tribale Aloeboetoe, au Suriname. Une fois l’arrêt au Fond rendu, pour « permettre au Tribunal de dicter un arrêt [en réparations] ajusté à la réalité surinamaise », la Cour décidait d’envoyer en 1993 sa greffière adjointe au Suriname afin d’« obtenir des informations supplémentaires sur la situation économique, financière et bancaire du pays, et pour connaître le village de Gujaba » (voir l’arrêt en réparations, §40).

 

L’affaire du peuple Kichwa de Sarayaku. Le peuple Kichwa de Sarayaku a été reconnu par l’État équatorien comme propriétaire de son territoire ancestral, dans la province de Pastaza. En 1996, pourtant, sans le consulter, l’État équatorien accordait une concession à l’entreprise argentine Compañía General de Combustibles (CGC) pour l’exploration et l’exploitation de pétrole dans le « Bloc 23 », qui couvre une grande partie du territoire des Sarayakus. Pour la réalisation des travaux d’exploration, des explosifs ont été introduits sur le territoire, le rendant en partie inutilisable par le peuple autochtone qui ne peut accéder à certaines zones de chasse ou à des lieux sacrés pour lui. Face à la résistance des Sarayakus, leur territoire a été militarisé afin d’appuyer les ouvriers de la CGG Veritas (Compagnie Française sous-traitant de la CGC). Dans la présente affaire, les conditions supplémentaires qui ont été élaborées par la jurisprudence de la Cour interaméricaine pour qu’un État puisse accorder une concession pour l’exploitation de ressources naturelles en propriété ancestrale (voir l’arrêt Peuple Saramaka) devraient être réitérées. Le pétrole n’est pas une ressource traditionnellement utilisée par les Sarayakus, ce n’est pas un élément qui entre dans la propriété de la communauté. Cependant, puisque son exploitation affectera inévitablement d’autres ressources naturelles, qui sont, elles, traditionnellement utilisées par la communauté et qui sont par conséquent des éléments de la propriété, la Cour interaméricaine devrait reconnaître l’État responsable de violation de l’article 21 de la Convention américaine (droit à la propriété privée) pour ne pas avoir consulté et obtenu le consentement de la communauté autochtone.

 

L’obligation d’obtenir le consentement du peuple autochtone affecté par un projet à grande échelle sur son territoire. Sur la base du « droit à la propriété privée » énoncé dans la Convention, la Cour de San José a reconnu le droit des peuples autochtones et tribaux à leurs territoires ancestraux (terres et ressources naturelles traditionnellement utilisées qui se trouvent sur/dans leurs territoires). Cela a débouché, d’un coté, sur l’affirmation du droit à la restitution des territoires ancestraux dont ces peuples ont été dépossédés, et, de l’autre, sur un renforcement des conditions d’expropriation de la propriété ancestrale : si les États membres de l’O.E.A. veulent exploiter des ressources naturelles en territoires autochtones, ils sont dans l’obligation de réaliser des études préalables d’impact environnemental et social, de consulter le peuple concerné et de partager les bénéfices. Lorsqu’il s’agit de projets à grande échelle qui pourraient avoir un impact majeur sur le territoire, les États sont aussi contraints d’obtenir le consentement de la communauté intéressée. Cette mesure vise à la protection des peuples en tant que peuples. Pourtant, cette obligation de consentement est critiquée par les États au motif qu’elle constituerait un frein à leur développement.

 

La sollicitude et l’acceptation de la visite in situ. Cette visite sur place avait été sollicitée par des représentants de l’État lors de l’audience publique qui s’est tenue en juillet dernier au Costa Rica au siège de la Cour, à San José (audio). Pour l’État, cette visite des « communautés de la Rivière Bobonaza » permettrait à la Cour de se « rendre compte sur le terrain des complexités juridiques et socio-environnementales de l’affaire ». Il est tout de même possible de remarquer qu’en attendant un arrêt définitif, des rondes d’appels d’offres pétrolières continent d’être lancées par l’État (info).

Cette décision de se rendre sur place a pu surprendre. Cette visite interviendra deux ans après le dépôt par la Commission interaméricaine de sa requête, et 8 mois après que les arguments écrits finaux des représentants des victimes et de l’État, ainsi que les observations finales écrites de la Commission interaméricaine, aient été déposés. Aucune preuve supplémentaire n’a été sollicitée par le Tribunal depuis, et le Président de la Cour déclarait à la fin de l’audience en juillet dernier que l’arrêt serait rendu avant la fin de l’année 2011. Par ailleurs, les visites in situ ne sont, explicitement, mentionnées dans aucune des dispositions du Règlement de la Cour interaméricaine (contrairement au Règlement de la Commission interaméricaine). C’est sur l’article 58 de son Règlement qui concerne les Mesures d'instruction prises ex officio que le Tribunal s’est basé pour déclarer que « étant donné la nature de l’objet du litige, la Cour considère utile de réaliser, de manière particulière et exceptionnelle [...] et pour compléter le dossier probatoire, des démarches destinées à obtenir des informations additionnelles sur la situation des victimes présumées » (§ 15 de la Résolution). Il arrive que les tribunaux internationaux réalisent des démarches sur place : la Cour internationale de justice s’est, par exemple, déplacée sur les lieux des faits allégués, dans l’affaire du Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), pour exercer ses fonctions relatives à l’établissement des preuves (§ 10) ; la Cour européenne des droits de l’homme a réalisé plusieurs visites dans des centres de détention, ou bien sur le terrain pour obtenir de la documentation et des informations sur les faits allégués (Davydov and others v. Ukraine, § 32). Des membres de la propre Cour interaméricaine ont également été amenés à, par exemple, se rendre auprès de présumées victimes emprisonnées ne pouvant se déplacer à la Cour, pour obtenir leurs témoignages. Mais en l’espèce, pour les représentants des victimes, pour qui cette demande de l’État est « inutile et injustifiée », la visite aurait pour but de rouvrir l’étape de la présentation des preuves et arguments. Les représentants avancent que le dossier probatoire contient « tous les éléments nécessaires et suffisants pour pouvoir résoudre » cette affaire ; ils demandaient à la Cour de rejeter tout agissement qui prétende la ralentir davantage.

Pourtant, le Président de la Cour, le Greffier et deux membres du personnel du Greffe se rendront sur le territoire Sarayaku – en non sur le territoire de toutes les communautés de la rivière Bobonaza comme le souhaitait l’État – en avril prochain. Cette décision retardera encore un peu le rendu de l’arrêt, attendu depuis si longtemps par les victimes.

 

Cette étape supplémentaire de la procédure est-elle révélatrice d’un malaise ? La Cour interaméricaine des droits de l’homme appréhende-t-elle d’entériner le veto que sous-entend le consentement ? En l’état, le droit de propriété ancestrale peut certes être considéré comme étant, dans certains cas, un droit absolu, contrairement à ce qui est contenu dans l’article 21 de la Convention américaine. Mais il s’agit, dans le fond, d’une mise en oeuvre du droit à l’autodétermination des peuples autochtones, consacré à l’article 3 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. L’obtention du consentement préalable, libre et informé, qui était prônée depuis des années par les experts onusiens, et qui a finalement été intégré dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, n’avait, jusqu’à l’arrêt dans l’affaire Saramaka, jamais été affirmé par un Tribunal international de protection des droits de l’homme, dont la jurisprudence est contraignante. L’arrêt attendu dans l’affaire Sarayaku pourrait peut-être en préciser la portée.

Pour que les peuples autochtones et tribaux du continent américain n’aient pas la nécessité de l’adoption d’un texte juridique spécifique et contraignant relatif à leurs droits fondamentaux, il est capital que la Cour interaméricaine des droits de l’homme ne fasse pas de pas en arrière dans cette affaire relative au peuple Kichwa de Sarayaku.

Bulletin numéro 294