Introduction :
1° Le 16 septembre 2013, le Nicaragua a à nouveau introduit une requête contre la Colombie, demandant à la Cour de « trancher de manière définitive la question de la délimitation du plateau continental entre lui-même et la Colombie dans la zone située à plus de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne.» L’affaire concerne un «différend [relatif à] la délimitation entre, d’une part, le plateau continental du Nicaragua s’étendant au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale du Nicaragua et, d’autre part, le plateau continental de la Colombie».
2° Il s’agit là d’un rebondissement dans le différend frontalier qui oppose les deux pays depuis plus d’une décennie. Certes, dès 2001, le Nicaragua avait introduit une requête devant la CIJ, relative au différend territorial et maritime avec la Colombie. Par l’arrêt du 19 novembre 2012 Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), la Cour avait reconnu la souveraineté colombienne sur des îles situées dans le sud-ouest des Caraïbes, tout en étendant vers l'est le territoire maritime du Nicaragua, qui contestait l'appartenance de ces îles à la Colombie.( Voir Jérémy DRISH, "Nicaragua/Colombie : la CIJ rend son arrêt sur le fond dans l’affaire du différend maritime et territorial », Bulletin Sentinelle, 326 (2 décembre 2012). Cette région riche en pétrole et autres minéraux constitue le centre des convoitises des deux Etats.
3° La région disputée contient, semble-t-il des potentiels gisements d'or noir. Le site constitue un des plus grands écosystèmes coraliens, et une source importante de poisson. Il est actuellement protégé par la mention "Réserve de biosphère" par l'UNESCO. La décision de la Cour, tout en confirmant la souveraineté de la Colombie sur toutes les îles de San Andrés ainsi que sur 60 % des eaux territoriales, concédait en même temps 40 % des eaux au Nicaragua (70 000 km2), c’est-à-dire plus de la moitié du territoire maritime disputé.
4° Le recul des frontières maritimes avait été vécu à Bogota comme un désastre national. Immédiatement après le prononcé de cet arrêt, le président colombien Juan Manuel Santos avait rejeté la partie de l'arrêt concernant la délimitation de la frontière en estimant que la cour avait commis de "graves erreurs" dans son jugement au détriment de son pays, qui voit une partie de son territoire maritime passer au Nicaragua. De son côté, Son homologue nicaraguayen, Daniel Ortega, avait qualifié de "victoire nationale" la restitution de zones maritimes où "les Colombiens s'étaient imposés par la force durant des années". Pour le Président de la Cour, Peter Tomka, "La Cour conclut que la Colombie, et non le Nicaragua, est souveraine sur les îles d’Alburquerque, de Bajo Nuevo, cayes de l'Est-Sud-Est, Quitasueno, Roncador, Serrana et Serranilla". Cette souveraineté de la Colombie sur certaines îles n’avait pas décrispé la situation et les relations tumultueuses ont persisté entre les deux Etats. La requête du Nicaragua a plus l’air d’une demande en interprétation de l’arrêt du 19 novembre 2012 (I). De même, la Colombie a pris sa revanche envers la Cour, d’abord en jugeant ‘’inapplicable’’ sa décision, et en se retirant du pacte de Bogota qui attribuait la compétence à la CIJ en matière de règlement des différends entre cet Etat et d’autres (II).
- Entre la nouveauté de la requête et l’ancienneté du litige
5° Le Nicaragua ne saisit pas la CIJ d’un nouveau différend avec la Colombie ; elle aurait même pu opter pour la stratégie d’une requête en interprétation de l’arrêt du 19 novembre 2012, ce qui n’a pas été le cas. Le Nicaragua avait en fait saisi le 6 décembre 2001 la CIJ, lui demandant de conclure qu'il exerce en particulier sa souveraineté sur les îles de Providencia et de San Andres, ainsi que sur les îlots de Roncador, Serrana et Quitasueno, dans la mer des Caraïbes. Managua demandait en outre à la CIJ de déterminer le tracé d'une frontière maritime unique entre le Nicaragua et la Colombie, dans une zone où la pêche est importante. Dans son arrêt du 19 novembre 2012, la Cour a déterminé la frontière maritime entre les deux Etats.
6° Or cette fois, la Cour est priée par le Nicaragua de déterminer «[l]e tracé précis de la frontière maritime entre les portions de plateau continental relevant du Nicaragua et de la Colombie au-delà des limites établies par la Cour dans son arrêt du 19 novembre 2012 » en l’affaire du Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie). Le Nicaragua rappelle également dans sa requête que, dans l’affaire du Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie) (arrêt du 19 novembre 2012), «[il] avait sollicité de la Cour une déclaration décrivant le tracé de la limite de son plateau continental dans l’ensemble de la zone où les droits du Nicaragua et de la Colombie sur celui-ci se chevauchaient », mais que « la Cour a estimé qu’il n’avait pas à cette occasion apporté la preuve que sa marge continentale s’étendait au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles était mesurée sa mer territoriale, et qu’elle n’était donc pas en mesure de délimiter le plateau continental comme il le lui demandait ». Dans cet arrêt, la Cour avait estimé que, nonobstant sa décision concernant la demande formulée par le Nicaragua au point I. 3) de ses conclusions finales, il lui est toujours demandé de procéder à la délimitation de la zone située en deçà de la limite des 200 milles marins à partir de la côte nicaraguayenne, où les droits de la Colombie et du Nicaragua se chevauchent.
7° Par le biais de cette demande, le Nicaragua cherche à amener la CIJ à s’impliquer dans la mise en œuvre de ses arrêts. Ce serait en tout cas une implication somme toute juridictionnelle, puisque la seule intervention de la Cour se limite à l’examen des litiges qui lui sont soumis par les parties. D’ailleurs, le Nicaragua affirme que les «informations finales» qu’il a soumises à la Commission des limites du plateau continental le 24 juin 2013 «démontre[nt] que sa marge continentale, d’une part, s’étend au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de sa mer territoriale et, d’autre part, i) traverse une zone située à plus de 200 milles marins de la Colombie ; et ii) empiète sur une zone située à moins de 200 milles marins de la côte colombienne». Le demandeur affirme également que les deux Etats «n’ont pas convenu du tracé de leur frontière maritime dans la zone située à plus de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne» et que « la Colombie s’est opposée à toute revendication sur le plateau continental dans cette zone».
8° Bien que le Nicaragua ait, le 7 avril 2010, soumis à la Commission des limites du plateau continental (ci-après «la Commission») des informations préliminaires, la Cour a estimé qu’il n’avait pas à cette occasion apporté la preuve que sa marge continentale s’étendait au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles était mesurée sa mer territoriale, et qu’elle n’était donc pas en mesure de délimiter le plateau continental comme il le lui demandait2. La Cour s’est contentée de procéder à la délimitation de la part d
9° Le refus par un Etat de convenir du tracé d’une frontière maritime avec un autre est donc constitutif d’un litige susceptible d’être porté devant la CIJ. La Colombie n’a d’ailleurs jamais convenu qu’elle mettrait la décision de la Cour en exécution. Le vice-président colombien, Angelono Garzon, considérait déjà que la décision de la Cour internationale de Justice (CIJ) sur le différend maritime entre la Colombie et le Nicaragua est "inapplicable". Pour ce dernier, le verdict prononcé le 19 novembre 2012, qui demande à la Colombie de donner au Nicaragua le contrôle de quelque 75.000 kilomètres carrés des eaux en Mer des Caraïbes, n'a pas permis de résoudre la dispute territoriale. Il considérait en outre que : "La décision faite par la Cour est inapplicable dans notre pays. Elle ne peut être appliquée maintenant, ni dans cinq ans, ni dans dix ans". "Au lieu de faciliter le règlement des conflits concernant les frontières maritimes entre le Nicaragua et la Colombie, elle les a empirés… le jugement a également compliquer les questions frontalières entre le Nicaragua et d'autres pays d'Amérique centrale, car il viole les traités existants concernant la délimitation des frontières non seulement avec la Colombie, mais également avec d'autres pays voisins. "Il est contraire à l'esprit des Nations Unies", avait-il ajouté.
10° Pour prouver ses allégations, le Nicaragua a joint en bas de page dans sa requête l’indication suivante : Dans un document annexé à une note verbale du 29 avril 2013 adressée au Secrétaire général par la mission permanente de la Colombie auprès de l’Organisation des Nations Unies (Nations Unies, doc. A/67/1152, 2 mai 2013), la Colombie écrivait : «Selon le droit international coutumier, la République de Colombie exerce, ipso facto et ab initio et en vertu de sa souveraineté sur ses terres, des droits souverains sur le plateau continental dans la mer des Caraïbes et l’océan Pacifique… La République de Colombie n’acceptera jamais que sa jouissance et son exercice de ces droits souverains aient été ou puissent être affectés en quoi que ce soit par l’action ou l’omission unilatérale d’un autre Etat. Toute tentative visant ces droits, y compris, non limitativement, la soumission de documentation préliminaire ou définitive à la Commission des limites du plateau continental, se heurtera (ou sera réputée se heurter) à l’opposition de la République de Colombie. La République de Colombie prendra toutes mesures nécessaires pour que sa jouissance et son exercice de ces droits souverains continuent, conformément au droit international.» (http://www.icj-cij.org/docket/files/154/17531.pdf )
11° Le demandeur prie en outre la Cour d’énoncer «[l]es principes et les règles de droit international régissant les droits et obligations des deux Etats concernant la zone de plateau continental où leurs revendications se chevauchent et l’utilisation des ressources qui s’y trouvent, et ce, dans l’attente de la délimitation de leur frontière maritime au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne». Il s’agit peut-être là d’un nouveau moyen, trouvé par les justiciables de la CIJ, de l’amener à se prononcer sur toutes les conclusions des parties dans le prononcé de son arrêt. Il est à rappeler à ce sujet que, outre sa demande concernant la fixation d’une frontière maritime, le Nicaragua avait prié la Cour, dans ses conclusions finales, de dire et juger que, « la Colombie manqu[ait] à ses obligations au regard du droit international en [l’]empêchant de quelque façon que ce soit … d’avoir accès à ses ressources naturelles à l’est du 82e méridien et d’en disposer ». La Cour avait alors fait observer que cette demande du Nicaragua est présentée dans le cadre d’une instance concernant une frontière maritime qui n’a jamais été tracée auparavant. La Cour a précisé que son arrêt a pour effet de fixer la frontière maritime entre les deux Parties, le Nicaragua et la Colombie, dans l’ensemble de la zone pertinente. A cet égard, la Cour relève que son arrêt attribue à la Colombie une partie des espaces maritimes à l’égard desquels le Nicaragua demande une déclaration concernant l’accès aux ressources naturelles. Dans ces conditions, elle estime que la demande du Nicaragua sur ce point n’est pas fondée. Dans ce cas, la Cour ayant pour habitude et ce, dans le cadre de la bonne administration de la justice, la latitude de choisir les points sur lesquelles portera sa décision, voire de se prononcer sur certaines seulement des conclusions des parties et non sur toutes ces conclusions, sera peut-être amenée à changer sa stratégie judiciaire. En effet, si toute conclusion de l’une des parties au litige est susceptible de faire l’objet d’une nouvelle instance devant la cour, celle-ci sera amenée à revoir ses méthodes de travail, aussi bien au niveau administratif qu’au niveau juridictionnel au moment où elle examine un litige sur le fond. En tout cas, cette nouvelle requête du Nicaragua, ajoutée à celle du Cambodge contre la Thaïlande relativement à l’interprétation de l’arrêt de juillet 1962, sonne le glas de l’intérêt pour la Cour de se prononcer sur tous les points de droit qui constituent la pomme de discorde juridique entre les Etats. Il est vrai qu’il lui appartient en dernier ressort de fixer les limites de sa compétence sur toute affaire qui lui est soumise.
II. Fondements de la compétence de la Cour
12° Pour fonder la compétence de la Cour, le Nicaragua invoque l’article XXXI du traité américain de règlement pacifique signé le 30 avril 1948 (dénommé officiellement «pacte de Bogotá») auquel «[l]e Nicaragua et la Colombie sont tous deux parties». Il affirme «[s’être] trouvé dans l’obligation de prendre les devants, en soumettant la présente requête» puisque, «le 27 novembre 2012, la Colombie a procédé à la dénonciation du pacte, dénonciation qui, en application de l’article LVI de celui-ci, ne prendra effet qu’au terme d’un an, [l]e pacte de Bogotá continu[ant] ainsi de produire ses effets par rapport à la Colombie jusqu’au 27 novembre 2013.»
13° Suite à l’arrêt du 19 novembre 2012, le président colombien, Juan Manuel Santos avait annoncé le 28 novembre le retrait de son pays du Pacte de Bogota qui lie ce pays à la Cour internationale de justice (CIJ). "J'ai décidé que les intérêts suprêmes de la nation exigent que les délimitations territoriales et maritimes soient fixées par des traités, comme le requiert la tradition juridique en Colombie, et non par des verdicts prononcés par la Cour internationale de justice", avait déclaré le président Santos selon lequel ce verdict comporte "des omissions, des erreurs, des excès, des inconsistances que nous ne pouvons accepter (... )". En vertu du Pacte de Bogota, conclu en 1948, la Colombie acceptait la juridiction de la CIJ. Pour concrétiser cette annonce, Le 29 novembre 2012, le Secrétariat Général de l’Organisation des Etats Américains (OEA) a reçu la note officielle par laquelle la Colombie dénonce le Traité Américain de Règlements Pacifiques (nom officiel en espagnol : « Tratado Americano de Soluciones Pacificas »), plus connu sous le nom de "Pacte de Bogota", signé dans la capitale colombienne en 1948 et ratifié par la Colombie le 14 octobre 1968 (Voir Nicolas Boglin, Le retrait du pacte de Bogota de 1948 par la Colombie). Ce traité régional constitue la principale base juridique de la compétence de la CIJ dans la plupart des différends entre Etats latino- américains. Les motivations données pars les autorités de la Colombie à la presse en vue de justifier le retrait au Pacte de Bogota indiquent que la Colombie cherche avec cette décision à se prémunir d’autres requêtes devant la CIJ en la matière. Dans ses déclarations, le Président de la Colombie précisait que, « Jamais, jamais plus nous ne devrons vivre ce que nous avons vécu avec la décision du 19 novembre proférée par la Cour Internationale de Justice » (traduction libre de l’expression : « Nunca más, nunca más nos debe volver a suceder lo que ocurrió con el fallo del 19 de noviembre, proferido por la Corte Internacional de Justicia » ).
14° Le Nicaragua soutient en outre que, «dans la mesure où la Cour n’a pas, dans son arrêt du 19 novembre 2012, tranché de manière définitive la question de la délimitation du plateau continental entre lui-même et la Colombie dans la zone située à plus de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne, question dont elle était et reste saisie dans l’affaire du Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), l’objet de la requête demeure dans le champ de la compétence de la Cour.» Il aurait fallu dans ce cas que, au lieu d’une nouvelle requête pour une nouvelle instance, qu’il s’agisse plutôt d’une demande en interprétation de l’arrêt précité, puisque la Cour demeure compétente pour interpréter les arrêts rendus par elle, quels que soient les évènements futurs. Le Nicaragua aurait pu choisir de porter sa requête devant le TIDM qui est pourtant l’instance plus à même de se prononcer sur la délimitation maritime. En effet, on se serait attendu que le premier arrêt en matière de délimitation maritime rendu par le TIDM, et qui a investit le " marché" des délimitations maritimes (Voir Sentinelle- différends maritimes dans le golfe de Bengale), soit source d’attractivité pour le tribunal de Hambourg. Ce n’est visiblement pas le cas, mais on peut considérer que le dialogue inter-judiciaire, qui a été établi sans grandes difficultés entre les deux juridictions se renforce à l’occasion de cette nouvelle affaire.
Le Nicaragua prie la Cour de déterminer :
Premièrement : Le tracé précis de la frontière maritime entre les portions de plateau continental relevant du Nicaragua et de la Colombie au-delà des limites établies par la Cour dans son arrêt du 19 novembre 2012
Deuxièmement : Les principes et les règles de droit international régissant les droits et obligations des deux Etats concernant la zone de plateau continental où leurs revendications se chevauchent et l’utilisation des ressources qui s’y trouvent, et ce, dans l’attente de la délimitation de leur frontière maritime au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne.
Le Nicaragua indique par ailleurs qu’il «se réserve le droit de modifier ou de compléter la présente requête ainsi que ses fondements juridiques».