Les antécédents : un litige frontalier vieux de deux décennies
Depuis la déclaration d’indépendance de la Slovénie et de la Croatie (le 25 juin 1991), elles n’ont pas pu résoudre leur dispute concernant leur frontière maritime et terrestre. Lors des déclarations de l’indépendance, la frontière terrestre entre la Slovénie et la Croatie telle qu'elle existait du temps de l'ancienne République fédérative socialiste de Yougoslavie (RFSY) est devenue une frontière étatique internationalement reconnue (sur la base du principe de droit international uti possidetis juris). Concernant la frontière terrestre, elle avait été constitutionnellement protégée suivant le tracé qui délimitait les républiques de l'ex-RFSY et les deux nouveaux Etats se sont engagés de déterminer le tracé d’un commun accord. Jusqu’au novembre 1998, la quasi-totalité du tracé frontalier terrestre (99,1 %) a été entérinée d'un commun accord (cf. la note du site web COLISEE - Comité pour l’information sur l’Europe de l’Est), mais le différend terrestre persiste sur une bande de quatre kilomètres carrés abritant quelques villages et quelques dizaines de personnes. De nos jours, le Slovénie exerce son autorité sur ses côtes, longues de 46 km dans la baie de Piran. Par contre, la frontière maritime entre les républiques de l'ex-RFSY n'était pas fixée. Le litige porte principalement sur la délimitation de la frontière maritime et terrestre dans la baie de Piran, en bordure de la Mer Adriatique, et en particulier sur la question d'un accès direct à la haute mer pour la Slovénie sans passer par les mers territoriales italienne et croate..
Source : http://en.wikipedia.org/wiki/File:Bay-of-Piran_maritime-boundary-dispute.jpg (consulté le 9 février 2012)
Entre 1991 et 2008, des discussions ont été renouvelées de temps en temps par les deux Etats voisins, sans succès (cf. l’article de Vasilka Sancin). En 2008, Ljubljana a bloqué les négociations d'adhésion de la Croatie à l'Union européenne en raison de l'absence d'un accord sur les frontières. L’intervention de la Commission européenne et du commissaire responsable de l’élargissement, M. Štefan Füle a conduit à la signature d’un accord d’arbitrage. Il convient de résumer les principaux faits liés à l’Accord d’arbitrage (I.) et le lancement effectif de la procédure d’arbitrage (II.).
I. L’Accord d’arbitrage de sa conclusion au référendum slovène
L’Accord d’arbitrage est d’une part le résultat bénéfique du rôle de médiateur joué par la Commission européenne dans un dispute bilatéral entre un Etat membre et un pays candidat (1.). D’autre part, l’Accord soulève des contestations en Slovénie, qui ont conduit à un référendum tendu (2.).
1. La signature de l’Accord d’arbitrage
Grâce au rôle de médiateur joué par la Commission européenne, le 4 novembre 2009, les premiers ministres des deux gouvernements signent à Stockholm l’Accord d'arbitrage entre le Gouvernement de la République de Slovénie et le Gouvernement de la République de Croatie (dit Accord « Pahor-Kosor »).
Le tribunal arbitral est chargé de déterminer : a) le tracé de la frontière maritime et terrestre entre les deux Etats ; b) la « jonction » à la haute mer pour la Slovénie [« Slovenia’s junction to the High Sea »] ; c) le régime de l’utilisation des zones maritimes relevant du litige [Art. 3(1)]. Les Parties peuvent préciser l’objet de la procédure arbitrale, faute de quoi le tribunal arbitral va interpréter sa propre compétence sur la base des soumissions des Parties.
Le tribunal arbitral est tenu d’appliquer les règles et les principes des litiges de délimitation maritime et terrestre, le droit international, l’équité et le principe de « bonnes relations de voisinage » en vue d’arriver à une solution équitable et juste (Art. 4).
Comme date critique, l’Accord dispose qu’aucun document ou acte fait unilatéralement par l‘une des Parties après le 25 juin 1991 (déclarations d’indépendance) ne peut être pris en considération par le tribunal arbitral (Art. 5). De plus, l’Accord réglemente la procédure applicable (le Règlement facultatif de la CPA pour l’arbitrage des différends entre deux Etats comme principe), la décision (adoptée à la simple majorité des voix, sans opinions individuelles ou dissidentes), la confidentialité de la procédure, le financement de la procédure (50%-50% par les Parties, alors que la Commission européenne maintient le Secrétariat, siégeant à Bruxelles), la possibilité d’un règlement à l’amiable à n’importe quelle phase de la procédure [Art. 6(2)-(8), Art. 7].
La Croatie s’est réservée le droit de déclarer que l’Accord ne peut être interprété comme le consentement de la Croatie à la demande slovène d’avoir un lien territorial avec la haute mer. Elle a émis cette déclaration unilatérale quelques jours après la signature de l’Accord. La Slovénie, de sa part, a déclaré qu’elle refuse la déclaration croate et la considère sans effet à la procédure arbitrale.
L’Accord est entré en vigueur en Croatie le 29 novembre 2010 (cf. Liste de traités bilatéraux conclus par les deux Etats). En Slovénie, sa ratification effective dépendait de plusieurs décisions constitutionnelles.
2. Les contestations de l’Accord en Slovénie
Le 18 mars 2010, la Cour constitutionnelle slovène a adopté l'avis n° Rm-1/09-26 dans le cadre d'une procédure engagée par le gouvernement concernant la constitutionnalité de l’Accord d’arbitrage. La Cour a estimé que les articles 3.1.a, 4.a, 7.2 et 7.3 de l'Accord, qui, sur le plan du contenu, doivent être interprétés et examinés comme un tout, ne sont pas contraires à l'article 4 de la Constitution (« La Slovénie est un État territorialement uni et indivisible. »), lu en combinaison avec le Titre II de la Charte constitutionnelle fondamentale sur la souveraineté et l'indépendance de la République de Slovénie. La Cour constitutionnelle a jugé que l’Accord d’arbitrage ne déterminait pas le tracé des frontières entre les Parties à l'accord, mais mettait en place un mécanisme permettant un règlement pacifique du différend frontalier.
Après l'avis de la Cour constitutionnelle, l’Assemblée nationale de la Slovénie a bien approuvé le recours à un arbitrage international (19 avril 2010 – ratification à Ljubljana ). Le gouvernement de Borut Pahor a décidé de soumettre la loi portant sur la ratification de l’Accord d’arbitrage à un référendum. Contrairement à l’opposition de centre-droit, le gouvernement de centre-gauche a fait une campagne pour le « oui », soulignant qu'un article de l'accord mentionne la sauvegarde de l'accès direct aux eaux internationales pour la Slovénie [la « jonction » à la haute mer : l’article 3(1)(b) très contesté par les Parties], question primordiale aux yeux de Ljubljana. Alors qu’un éventuel « non » aurait pu entraîner la nullité de la loi adoptée, le « oui » l’a emporté au référendum du 6 juin 2010 à une faible majorité (51,46 %). Le résultat a donc donné le feu vert à la procédure arbitrale, qui ne pouvait commencer qu’après la signature du Traité d’adhésion de la Croatie à l’UE [Art. 11(3) de l’Accord d’arbitrage].
II. Le lancement de la procédure d’arbitrage
Après la signature du Traité d’adhésion de la Croatie à l’UE (le 9 décembre 2011), le lancement effectif de la procédure d’arbitrage dépendait d’une part de la coopération des Parties dans la désignation des arbitres (1.), ce qui s'est avéré réussi. D’autre part, la procédure laisse certaines questions ouvertes (2.).
1. La mise en place du tribunal arbitral : la désignation des arbitres
L’Accord prévoit la désignation du Président et deux membres du Tribunal arbitral, reconnus pour leurs compétences en droit international, d’un commun accord des Parties, sur la base d'une liste établie par M. José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, et M. Štefan Füle, Commissaire chargé de l’élargissement et de la politique européenne de voisinage [faute d’un tel accord, le Président de la CIJ est chargé de désigner les trois membres de la liste – Art. 2(1)].
Chacune des Parties désigne un membre supplémentaire du Tribunal. Elles avaient choisi au début de 2012 ces deux membres, notamment Budimir Vukas (Croatie), un expert en droit maritime et Jernej Sekolec (Slovénie), Secrétaire de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI) et membre de la London Court of International Arbitration. Ni l’un ni l’autre gouvernement n’ont contesté, jusqu’ici, l’impartialité de l’arbitre désigné par l’autre Partie ce qu’elles auraient pu faire pendant 30 jours après la notification officielle du gouvernement (la Slovénie a notifié la Commission européenne et la Croatie le 30 janvier 2012, cette dernière l’a fait le 1 février 2012, cf. la déclaration de presse).
Les trois membres inclus dans la liste de la Commission européenne n’ont été désignés par un accord commun qu’après la communication de la liste par M. le Président Barroso, qui l’a fait après la signature du traité d’adhésion de la Croatie à l’Union européenne (le 9 décembre 2011). En fait, M. le Président Barroso a proposé trois arbitres concrets que les Parties ont accepté, eu égard à la bonne représentation des systèmes juridiques de l’Europe (cf. la déclaration de presse de Ljubljana). Le 17 janvier 2012, les Parties sont convenues de choisir le Juge Gilbert Guillaume (France), l’ex-Président de la CIJ (2000-2003), Juge Bruno Simma (Allemagne), actuel membre de la CIJ, et le Professeur Vaughan Lowe (Royaume-Uni), l’ex-arbitre dans l’affaire Barbados c. Trinidad & Tobago (délimitation maritime) (2004-2005) (cf. le communiqué de presse de la Commission européenne saluant la désignation des arbitres).
2. Questions ouvertes quant à la procédure du tribunal arbitral
La Croatie, dont l’adhésion à l’UE dépend de la ratification du traité d’adhésion par la Slovénie, a tout intérêt de mettre fin au litige frontalier et de coopérer avec le tribunal arbitral. Après le référendum slovène donnant le feu vert à l’Accord d’arbitrage, le premier ministre slovène, Borut Pahor s’est déclaré optimiste quant à l’accord et son homologue croate, Jadranka Kosor a déclaré qu’elle ne prévoyait plus aucune action slovène destinée à bloquer l’adhésion de Zagreb à l’UE (cf. la note de l’Express.fr). Par contre, son successeur depuis le 23 décembre 2011, Zoran Milanovic a prévu la possibilité d’un éventuel rejet slovène du traité d’adhésion (cf. la note de l’Euractiv.fr).
Cette incertitude quant aux conséquences de la décision du tribunal arbitral est encore compliquée par le caractère ouvert des délais de la procédure : les Parties sont invitées à soumettre leur exposés des motifs dans 12 mois à partir de la signature du Traité d’adhésion de la Croatie à l’UE [Art. 11(3)]. Par contre, le tribunal arbitral peut fixer des délais supplémentaires pour que chaque Partie puisse lui soumettre ses observations en réponse à l'exposé de l’autre Partie [Art. 6(1)]. Selon certaines sources, la décision risque d’être prise d’ici deux ans. Or, l’adhésion croate à l’UE est prévue pour 2013 (le 1er juillet 2013, lorsque l'ensemble des 27 États membres actuels de l'UE et la Croatie auront ratifié le traité d'adhésion). La stratégie procédurale des Parties risque de s’opposer : la Croatie, en raison d’une faible angoisse exprimée par le nouveau premier ministre, pourrait être intéressée dans la prolongation de la procédure alors que la Slovénie pourrait être intéressée dans la clôture de l’affaire avant qu’elle ne décide de la ratification du Traité d’adhésion croate. Toutefois, une telle menace est éliminée dans une certaine mesure par l’article portant sur la préservation de la continuité des négociations d’adhésion [Art.9(1)-(2)] : la Slovénie est tenue de retirer ses réserves relatives à la dispute frontalière faites aux cours des négociations d’adhésion ; les Parties sont tenues de s’abstenir de prendre des actes susceptibles d’influencer négativement les négociations d’adhésion . Une fois les négociations d’adhésion closes, pourrait-on interpréter cet article comme une obligation de bonne foi de ne pas empêcher la réalisation de l’adhésion croate à l’UE en 2013 en invoquant la procédure arbitrale ?
Enfin, quant aux arguments principaux des Parties, on peut penser que probablement la Slovénie va soutenir, entre autres arguments, qu’elle avait exercé de facto son autorité dans la Baie de Piran et sur la mer, d'une manière générale (cf. l'avis n° Rm-1/09-26 de la Cour constitutionnelle slovène). Pour sa part la Croatie peut réclamer des droits liés à la zone économique exclusive sur la base de la Partie V de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer qu’elle a invoqués lors de l’extension de sa juridiction sur la Mer Adriatique (cf. la note verbale de la Croatie de 2003).
Articles :
Andreja JeronÄiÄ - Danijel CrnÄec , “Slovenia: Border dispute resolution changes social policies”, EU-27 WATCH, no. 9, July 2010
Vasilka Sancin, « Slovenia-Croatia Border Dispute: From “Drnovšek-RaÄan” to “Pahor-Kosor” Agreement », European Perspectives – Journal on European Perspectives of the Western Balkans, October 2010, vol. 2, no. 2, pp. 93-111.
Archives Sentinelle :
Anne-Claire DUMOUCHEL, Croatie / UE : l'adhésion officialisée, Bulletin Hebdomadaire Sentinelle n°286 du 11 Décembre 2011
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Croatie et Islande / UE : avancées des procédures d'adhésion, Anne Claire Dumouchel
Anne-Claire DUMOUCHEL, Croatie et Islande / UE: advances des procedures d’adhésion, Bulletin Hebdomadaire Sentinelle n°272 du dimanche 3 juillet 2011
Anne Claire DUMOUCHEL, Croatie : vers une adhésion prochaine à l'UE, Bulletin Hebdomadaire Sentinelle N°256 du dimanche 27 février 2011
Danilo COMBA, Baie de Piran (Croatie/Slovénie), signature de l’Accord d’arbitrage, Bulletin Hebdomadaire Sentinelle n°204 du dimanche 15 novembre 2009
Florina COSTICA, Différend maritime entre la Croatie et la Slovénie, levée du veto à l'entrée de la Croatie dans l'UE, Bulletin Hebdomadaire Sentinelle N°196 du dimanche 20 septembre 2009
Tidiani COUMA, Croatie Slovénie: regain de tension au sujet de la frontière maritime, Bulletin Hebdomadaire Sentinelle n°98 du dimanche 25 février 2008
Michel Djimgou DJOMENI, Entrée en vigueur de la loi croate du 3 octobre 2003 portant création d’une zone écologique protégée de pêche, Bulletin Hebdomadaire Sentinelle n°134 du dimanche 27 janvier 2008