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Soumis par Metou Brusil le 12 February 2012

Par un arrêt de 54 pages, la Cour internationale de justice a mis fin à l’affaire qui opposait l’Allemagne à l’Italie, relativement aux Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant).( www.icj-cij.org/docket/files/143/16884.pdf). Par douze voix contre trois, la CIJ a dit que : « la République italienne a manqué à son obligation de respecter l’immunité reconnue à la République fédérale d’Allemagne par le droit international en permettant que soient intentées à son encontre des actions civiles fondées sur des violations du droit international humanitaire commises par le Reich allemand entre 1943 et 1945 » . En effet, "La République italienne devra, en promulguant une législation appropriée ou en recourant à toute autre méthode de son choix, faire en sorte que les décisions de ses tribunaux (...) soient privées d'effet". La Cour a cependant suggéré une reprise des négociations entre les deux pays sur l'indemnisation, jugeant "regrettable" que Berlin ait renoncé à dédommager les prisonniers de guerre italiens notamment, après la Seconde Guerre mondiale. Confrontée depuis plusieurs années à un nombre croissant de litiges devant les tribunaux italiens saisis par des familles de victimes de crimes nazis, l'Allemagne avait saisi la CIJ afin qu’elle se prononce sur l’immunité de juridiction qu’elle dispose ces tribunaux.

1.      L’immunité de juridiction de l’Etat au cœur du litige

L’affaire opposant l’Allemagne à l’Italie a donné l’occasion à la CIJ de se prononcer sur les aspects des immunités juridictionnelles des Etats en droit international contemporain. La notion d'immunité est une notion à la fois très ancienne et d'une saisissante actualité en droit international public. Peu présente dans des instruments juridiques, c’est principalement la doctrine qui utilise ce terme, parfois déformé  à tort ou à raison par les médias. L'immunité des Etats est l’une des règles les plus anciennes du droit international public. Elle a donné lieu à l’adoption de la Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens. En effet, la requête introduite par l’Allemagne le 23 décembre 2008 devant la CIJ, visait explicitement le respect de l’immunité de juridiction dont se prévalait cet Etat devant les tribunaux italiens ((www.icj-cij.org/docket/files/143/14924.pdf). Dans sa requête, l'Allemagne souligne qu'elle a déjà payé des réparations en vertu de traités internationaux avec l'Italie. Elle fait valoir, qu'en tant qu'Etat souverain, elle a le droit à l'immunité devant la justice italienne et reproche à cette dernière de ne pas respecter cette immunité en acceptant de nouveaux cas contre l'Etat allemand. L'Allemagne estimait que l'Italie aurait "violé son immunité de juridiction dont elle jouit en tant qu'État souverain" en permettant que soit fait droit à des actions civiles formées contre elle par les ayants-droit de ressortissants italiens déportés en Allemagne pendant la seconde guerre mondiale. Cette situation a pris un tour critique avec la décision rendue le 11 mars 2004 dans l'affaire Ferrini par la Cour de cassation, celle-ci ayant déclaré que l'Italie pouvait exercer sa juridiction à l'égard d'une demande soumise par une personne qui, pendant la seconde guerre mondiale, avait été déportée en Allemagne pour y effectuer du travail forcé dans le secteur de l'armement. A la suite de cet arrêt, les juridictions italiennes avaient été saisies de nombreuses autres affaires introduites contre l'Allemagne par des personnes ayant, elles aussi, subi un préjudice par suite du conflit armé. L'Allemagne a par conséquent demandé à la CIJ de juger qu'en « permettant que soient intentées à son encontre des actions civiles fondées sur des violations du droit international humanitaire commises par le Reich allemand au cours de la seconde guerre mondiale, de septembre 1943 à mai 1945, l'Italie a violé ses obligations juridiques internationales en ne respectant pas l'immunité de juridiction dont jouit la République fédérale d'Allemagne en vertu du droit international ». Des biens allemands en Italie ont alors été saisis à titre de mesures exécutoires des jugements octroyant réparation. Le 4 juillet 2011, la Cour a autorisé la Grèce à intervenir dans cette affaire. En fait, dans un jugement rendu en 1997, un tribunal grec avait tenu l'Allemagne pour responsable du massacre perpétré par des membres de ses forces armées le 10 juin 1944 dans le village grec de Distomo.

 

2. Immunités de juridiction de l’Etat et compétence de la Cour

Aux paragraphes 37 à 51 de l’arrêt du 3 février 2012, la Cour examine l’objet du litige en rapport avec sa compétence. Elle rappelle que l’Allemagne la prie de dire que l’Italie n’a pas respecté l’immunité de juridiction que lui reconnaît le droit international en permettant que des actions civiles soient intentées contre elle devant des tribunaux italiens, tendant à la réparation de dommages causés par des violations du droit international humanitaire commises par le Reich allemand au cours de la seconde guerre mondiale ; que l’Italie a aussi violé l’immunité de l’Allemagne en prenant des mesures d’exécution forcée visant la Villa Vigoni, propriété de l’Etat allemand située en territoire italien ; qu’elle a également méconnu l’immunité de juridiction de l’Allemagne en déclarant exécutoires en Italie des décisions judiciaires grecques condamnant civilement l’Allemagne pour des faits comparables à ceux ayant donné lieu aux actions intentées devant des tribunaux italiens.

De son côté, l’Italie allègue que les demandes de l’Allemagne sont dépourvues de fondement, et prie en conséquence  la Cour de les rejeter, à l’exception du chef de conclusions relatif aux mesures d’exécution prises à l’égard de la Villa Vigoni, au sujet duquel la défenderesse indique à la Cour qu’elle n’aurait pas d’objection à ce qu’elle lui ordonne de mettre fin auxdites mesures. Dans son contre-mémoire, l’Italie avait présenté une demande reconventionnelle « portant  sur la question des réparations dues aux victimes italiennes des graves violations du droit international humanitaire commises par les forces du Reich allemand» ; cette demande a été rejetée par l’ordonnance de la Cour en date du 6 juillet 2010 au motif qu’elle ne relevait pas de sa compétence et que, par suite, elle était irrecevable au titre du paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement.

Examinant sa compétence sur ces questions, la Cour rappelle que la requête de l’Allemagne a été introduite sur la base de l’article premier de la convention européenne pour le règlement pacifique des différends qui lui attribue la compétence sur tous les différends juridiques relevant du droit international qui s’élèveraient entre les partes contractantes. Elle note en outre que l’article 27 alinéa a) de la même convention limite le champ d’application ratione temporis de cet instrument en excluant son applicabilité « aux différends concernant des faits ou situations antérieurs à l’entrée en vigueur de la (…) convention entre les parties au différend ». Elle relève à cet égard que la convention est entrée en vigueur entre l’Allemagne et l’Italie le 18 avril 1961. 

Après avoir constaté que les demandes soumises par l’Allemagne sont relatives à des « différends juridiques relevant du droit international », au sens de l’article premier de cette convention, opposant deux Etats parties à la convention européenne à la date d’introduction de la requête, la Cour relève que la clause de limitation ratione temporis de l’article 27 n’est pas applicable aux demandes de l’Allemagne. En effet, les « faits ou situations » qui ont donné naissance au présent différend sont constitués par les décisions judiciaires italiennes ayant dénié à l’Allemagne l’immunité de juridiction qu’elle revendiquait, et par des mesures de contrainte exécutées sur des biens appartenant à l’Allemagne. Selon la Cour, ces décisions et mesures ont été adoptées entre 2004 et 2011, soit bien après l’entrée en vigueur entre les Parties de la convention européenne. Elle est dès lors compétente pour connaître du différend.

Si la Compétence de la Cour sur la base de la convention européenne était établie, des divergentes se sont élevées entre les parties au sujet de l’étendue de cette compétence. A cet égard, la Cour relève que, bien qu’elle ne soit plus appelée à statuer sur la question de savoir si l’Allemagne a une obligation de réparation envers les victimes italiennes de crimes commis par le Reich allemand depuis qu’elle a décidé, par ordonnance du 6 juillet 2010, que la demande reconventionnelle de l’Italie était irrecevable, il lui appartient néanmoins de déterminer si l’absence d’exécution complète par un Etat d’une obligation de réparation qui lui incomberait est susceptible d’avoir une incidence, en droit, sur l’existence et la portée de l’immunité de juridiction de cet Etat devant les tribunaux d’un autre Etat. Elle observe qu’en cas de réponse affirmative, la seconde question sera de savoir si, dans les circonstances particulières de l’espèce, notamment compte tenu du comportement de l’Allemagne sur la question des réparations, les tribunaux italiens avaient des motifs suffisants pour écarter l’immunité de cette dernière.

 

3. Violations alléguées de l’immunité de juridiction de l’Allemagne commises dans le cadre des procédures engagées par les requérants italiens

Aux paragraphes 52 à 108 de l’arrêt, la Cour examine la question des violations de l’immunité de juridiction de l’Allemagne commises dans le cadre des procédures engagées devant les tribunaux italiens. En effet, l'affaire des Immunités juridictionnelles de l'État résulte d'une série de décisions des tribunaux italiens refusant de prendre en compte l'immunité de l'État allemand lors d'instances relatives à l'indemnisation de victimes de guerre (Corte Suprema di Cassazione, Luigi Ferrini c. République Fédérale d'Allemagne, 6 novembre 2003, aff. 5055/04). Une autre affaire impliquait l'Allemagne devant des juridictions grecques dans des circonstances similaires (Tribunal de Livadia, Préfecture de Voiotia c. RFA, 30 octobre 1997, aff. 137/1997, A.J.I.L. 2001, vol. 95 p. 198; Áreios Págos, Préfecture de Voiotia c. R.F.A., 4 mai 2000, aff. 11/2000). En l'espèce, des ressortissants grecs avaient engagé une action contre l'Allemagne pour les exactions commises par des soldats allemands en 1944 dans le village de Distomo. Les tribunaux grecs, se fondant sur le droit international humanitaire (Convention IV de La Haye de 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre), leur avaient donné raison en condamnant l'Allemagne à une réparation de trente millions de dollars mais avaient renoncé à ordonner l'exécution du jugement, à défaut de pouvoir de coercition (imperium) sur les autorités allemandes. L'Italie estimait que le "déni d'immunité" pouvait être justifié dans certains cas exceptionnels, tels que des "violations graves du droit humanitaire". La position de l'Italie prenait en fait le contre-pied de la jurisprudence de la CEDH, qui retient qu'en l'état actuel du droit positif, la pratique ne démontre aucun recul des immunités d'État en cas de demande en réparation pour crime de guerre (C.E.D.H, Al-Adsani c. Royaume-Uni, 21 novembre 2001; Kalogeropoulou et a. c. Grèce, 12 décembre 2002). En dépit de la position de la juridiction européenne, la Cour de cassation italienne n’a pas remis en cause sa jurisprudence qu'elle a même réaffirmée dans l’arrêt Max Josef Milde du 13 janvier 2009. La CIJ a d’abord examiné la question de savoir si, en exerçant leur compétence à l’égard de celle-ci dans le cadre des actions intentées devant elles par les différents requérants italiens, les juridictions italiennes ont agi en violation de l’obligation faite à l’Italie d’accorder à l’Allemagne l’immunité de juridiction.

3.1. Les questions soumises à la Cour

Ces questions sont énumérées par la Cour aux paragraphes 58 à 61 de l’arrêt du 3 février 2012. Elle commence par relever que les actions intentées devant les juridictions italiennes ont pour origine des actes perpétrés par les forces armées et autres organes du Reich allemand. Elle distingue trois catégories d’affaires : la première se rapporte à des massacres de nombreux civils perpétrés en territoire occupé en guise de représailles, tels que celui commis le 29 juin 1944 à Civitella (Val di Chiana), Cornia et San Pancrazio par des membres de la division « Hermann Göring » des forces armées allemandes contre 203 civils pris en otages après l’assassinat de quatre soldats allemands, quelques jours plus tôt, par des résistants ; la deuxième concerne des cas de civils qui, à l’instar de M. Luigi Ferrini, avaient été déportés d’Italie vers l’Allemagne pour s’y trouver de fait astreints au travail forcé ; la troisième a trait au cas de membres des forces armées italiennes qui s’étaient vu refuser le statut de prisonnier de guerre âޝ ainsi que les protections associées à ce statut âޝ auquel ils avaient droit, et avaient, eux aussi, été soumis au travail forcé. Si la Cour estime que ce comportement était, à n’en point douter, constitutif d’une grave violation du droit international applicable aux conflits armés en 1943-1945, elle considère que la question qui lui incombe de trancher n’est pas de savoir si ces actes étaient illicites, mais si, dans le cadre des actions en réparation engagées sur le fondement de ces actes, la justice italienne était tenue d’accorder l’immunité à l’Allemagne. A cet égard, la Cour constate qu’il existe un très large accord entre les Parties quant au fait que l’immunité est régie par le droit international et ne relève pas simplement de la courtoisie. Elle relève que, dans les rapports entre les Parties, seul le droit international coutumier fonde le droit à l’immunité. Elle doit donc, conformément à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 38 de son Statut, déterminer l’existence d’une « coutume internationale comme preuve d’une pratique générale acceptée comme étant le droit » conférant l’immunité à l’Etat et, le cas échéant, sa portée et son étendue.

 

3.2. L’étendue de la règle de l’immunité de l’Etat

Les immunités juridictionnelles d'État posent la question du conflit entre d'une part, le droit qu'a l'État d'agir librement sans ingérence injustifiée, en vertu du principe de non-intervention, lui-même issu du principe d'égalité souveraine des États, et d'autre part, l'obligation qu'a la communauté internationale de lutter contre l'impunité en vertu du principe de droit international coutumier selon lequel tout État auteur d'une violation d'une règle de droit international doit en réparer les conséquences. Au sens large, l'immunité est donc perçue comme un privilège faisant échapper une personne physique ou morale, en raison de sa fonction ou de sa qualité, à diverses charges, notamment à de possibles poursuites devant les tribunaux. L'immunité de juridiction des États étrangers, se traduit traditionnellement par l'adage "par in parem non habet imperium", selon lequel un État ne peut pas être soumis à la juridiction d'un autre. Elle se distingue à la fois de l'immunité de juridiction dont jouissent les représentants de l'État (Cf. Etude du premier Avocat général De Gouttes sur l’évolution de l’immunité de juridiction des États étrangers, Rapport annuel 2003 de la Cour de cassationfrançaise), et de l'immunité d'exécution, en vertu de laquelle les biens d'un Etat ne peuvent être soumis à aucune forme de contrainte de la part d'un autre Etat (Cf. P. Daillier,  M. Forteau,  A. Pellet, Droit international public, L.G.D.J., p. 502). Elle est, en même temps qu'une manifestation de la souveraineté des États, un frein à la coopération judiciaire internationale et au droit fondamental d'accès à la justice (Cf. S. Guinchard, dir., Droit processuel : Droit commun et droit comparé du procès équitable, Dalloz, 2007, n°278, 289). Sur le plan de la procédure, une telle immunité a pour conséquence le défaut international de pouvoir juridictionnel des tribunaux du for.

La Cour note que, quoique la question des origines de l’immunité des Etats et des principes qui la sous-tendent ait fait l’objet de longs débats, la Commission du droit international a, en 1980, constaté que la règle de l’immunité des Etats avait « été adoptée en tant que règle générale du droit international coutumier solidement enracinée dans la pratique contemporaine des Etats ». Elle estime que cette conclusion, qui reposait sur une analyse exhaustive de la pratique des Etats, a depuis lors été confirmée par un ensemble de lois nationales, de décisions judiciaires, ainsi que par les commentaires des Etats sur ce qui allait devenir la convention des Nations Unies sur l’immunité juridictionnelle des Etats et de leurs biens. La Cour relève que les Parties sont également en désaccord quant à la portée et à l’étendue de la règle de l’immunité de l’Etat. Si elles s’accordent à considérer que les Etats jouissent, en règle générale de l’immunité dans le cas d’actes jure imperii, elles divergent sur la question de savoir si l’immunité est applicable aux actes commis par les forces armées d’un Etat (et d’autres organes de celui-ci agissant en coopération avec ces forces) dans le cadre d’un conflit armé. L’Allemagne soutient que l’immunité est applicable et qu’aucune des exceptions dont jouit un Etat à l’égard des actes jure imperii ne trouve ici à s’appliquer. L’Italie, quant à elle, fait valoir que l’Allemagne n’est pas fondée à bénéficier de l’immunité dans les procédures qui ont été engagées devant ses tribunaux au double motif que, premièrement, cette immunité ne s’étend pas, en ce qui concerne les actes jure imperii, aux actes dommageables ou délictueux ayant entraîné la mort, un préjudice corporel ou un préjudice matériel, commis sur le territoire de l’Etat du for et, que, deuxièmement, indépendamment du lieu où se sont produits les actes en question, l’Allemagne ne saurait en bénéficier parce que ceux-ci étaient constitutifs des violations les plus graves de règles de droit international à caractère impératif, et qu’il n’existait, pour y remédier, aucune autre voie de recours.  La Cour examine tour à tour chacun des arguments de l’Italie.

 3.3. Le premier argument de l’Italie : les dommages ont été causés sur le territoire de l’Etat du for

La Cour estime qu’elle n’est pas, en l’espèce, appelée à trancher la question de savoir s’il existe, en droit international coutumier, une « exception territoriale » à l’immunité de l’Etat applicable aux actes jure imperii en général. Il lui faut seulement se prononcer sur les actes commis, sur le territoire de l’Etat du for, par les forces armées d’un Etat étranger et d’autres organes de celui-ci agissant en coopération avec lesdites forces dans le cadre d’un conflit armé.

 

3.3.1. Distinction entre immunité et impunité. L’immunité ne signifie pas impunité. En effet, la question de l'invocabilité de l'immunité de juridiction d'un État faisant l'objet de poursuites civiles pour violations graves du droit international reste controversée en doctrine et en jurisprudence. Cependant, l’immunité de juridiction doit se concilier avec le respect des droits fondamentaux comme celui de l'accès à un juge, composante essentielle du droit à un procès équitable, consacré par l'article 6 de la Convention européenne des droits de  l'homme. En effet, les victimes qui se saisissent de la justice sont susceptibles de se voir confrontées à une fin de non-recevoir de leur action au regard de l'immunité dont peut bénéficier la partie adverse. Elles se trouvent alors dans l'impossibilité de défendre leurs prétentions et leurs droits face à un juge. Depuis 1907, toutes les victimes de crimes de guerre sont en droit d’obtenir des réparations de la part des États qui ont commis ces crimes. L’article 3 de la Convention (IV) de La Haye concernant les lois et coutumes de guerre sur terre, qui a été proposé par l’Allemagne, dispose expressément : « La Partie belligérante qui violerait les dispositions dudit Règlement sera tenue à indemnité, s'il y a lieu. Elle sera responsable de tous actes commis par les personnes faisant partie de sa force armée. » L’obligation contenue dans la Convention (IV) de la Haye (ratifiée par l’Allemagne), qui ne contient aucune exception pour immunité de l'État, a été intégrée sans modification importante en 1977 dans l’article 91 du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I). L’obligation d’accorder réparation n’est pas seulement conventionnelle. Elle fait aussi désormais partie du droit international humanitaire coutumier. La règle 150 de la liste des règles coutumières du droit international humanitaire établie par le Comité international de la Croix-Rouge dispose que « l’État responsable de violations du droit international humanitaire est tenu de réparer intégralement la perte ou le préjudice causé ». Cette obligation a été renforcée par deux instruments des Nations unies adoptés en 2005, les Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire, et la mise à jour d’un Ensemble de principes pour la protection et la promotion des droits de l’homme à travers le combat contre l’impunité, qui l’un et l’autre confirment le droit des victimes de crimes de guerre à bénéficier de réparations. Par ailleurs, dans son Avis consultatif sur les Conséquences juridiques de l'édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé (CIJ, Rec., 2004, para. 153), la CIJ a estimé qu’un État est « tenu d'indemniser, conformément aux règles du droit international applicables en la matière, toutes les personnes physiques ou morales qui auraient subi un préjudice matériel quelconque ». L’Allemagne Assurant que la question des indemnisations avait été réglée dans le cadre d'accords entre Etats après la guerre, soutient que son immunité juridictionnelle avait été violée suite à sa condamnation par une justice étrangère, en l'occurrence italienne. 

 3.3.2. Examen de la portée de la règle de l’immunité

La Cour commence par examiner la question de savoir si l’article 11 de la convention européenne et l’article 12 de la convention des Nations unies étayent d’une quelconque manière l’argument de l’Italie selon lequel les Etats ne peuvent plus aujourd’hui invoquer l’immunité de juridiction à l’égard des actes susvisés. Elle précise que, étant donné qu’aucun de ces instruments n’est en vigueur entre les Parties à la présente affaire, ils ne sont pertinents que dans la mesure où leurs dispositions, le processus qui a conduit à leur adoption et leur mise en œuvre apportent un éclairage sur le contenu du droit international coutumier. L’article 11 de la convention européenne énonce l’exception territoriale en des termes généraux en disposant que: « Un Etat contractant ne peut invoquer l’immunité de juridiction devant un tribunal d’un autre Etat contractant lorsque la procédure a trait à la réparation d’un préjudice corporel ou matériel résultant d’un fait survenu sur le territoire de l’Etat du for et que l’auteur du dommage y était présent au moment où ce fait est survenu. » La Cour note que cette disposition doit cependant être lue à la lumière de l’article 31, qui est ainsi libellé : « Aucune disposition de la présente convention ne porte atteinte aux immunités et privilèges dont un Etat contractant jouit en ce qui concerne tout acte ou omission de ses forces armées ou en relation avec celles-ci lorsqu’elles se trouvent sur le territoire d’un autre Etat contractant.» La Cour relève que l’article 31 exclut du champ d’application de la convention toute procédure se rapportant aux actes des forces armées étrangères, que celles-ci soient présentes sur le territoire de l’Etat du for avec ou sans le consentement de ce dernier, et que leurs actes aient été accomplis en temps de paix ou en temps de guerre. La Cour estime que l’article 31 a l’effet d’une « clause de sauvegarde», la question de l’immunité de l’Etat à raison des actes de ses forces armées sortant, dès lors, entièrement du champ d’application de la convention et devant être tranchée au regard du droit international coutumier. Elle estime qu’il s’ensuit toutefois que l’on ne saurait considérer que le fait que l’exception territoriale soit prévue à l’article 11 de la convention européenne corrobore l’argument selon lequel un Etat ne peut prétendre à l’immunité en ce qui concerne les actes dommageables commis par ses forces armées.

La Cour relève que, contrairement à la convention européenne, la convention des Nations Unies ne contient aucune disposition expresse excluant de son champ d’application les actes des forces armées. Cependant, il est indiqué dans le commentaire de l’article 121 de la CDI que celui-ci ne s’applique pas aux «situations liées à des conflits armés ». La Cour observe en outre qu’aucun Etat n’a contesté cette interprétation et que deux des Etats ayant ratifié la convention ont fait des déclarations identiques indiquant que, selon elles, la convention ne s’appliquait pas aux activités militaires, y compris les activités des forces armées pendant un conflit armé, et les activités entreprises par les forces militaires d’un Etat dans l’exercice de leurs fonctions officielles. La Cour conclut que l’inclusion de l’article 12 dans la convention ne peut être considérée comme venant au soutien de l’argument selon lequel le droit international coutumier ne reconnaît pas à un Etat l’immunité dans des procédures ayant trait à des actes dommageables ayant entraîné la mort, un préjudice corporel ou un préjudice matériel, commis sur le territoire de l’Etat du for par les forces armées et organes associés d’un autre Etat dans le cadre d’un conflit armé.

Pour mieux clarifier sa position, la cour examine la pratique des Etats, telle que reflétée par les législations nationales, et relève que neuf des dix Etats auxquels les Parties se sont référées, qui ont spécifiquement légiféré en la matière, ont adopté des dispositions prévoyant qu’un Etat ne peut invoquer l’immunité en ce qui concerne des actes dommageables ayant entraîné la mort, un préjudice corporel ou un préjudice matériel sur le territoire de l’Etat du for. La Cour observe que deux de ces textes contiennent des dispositions prévoyant qu’ils ne s’appliquent pas aux instances relatives aux actes des forces armées étrangères. Elle observe en outre que si aucun des sept autres Etats auxquels les Parties se sont référées ne prévoit dans sa législation d’exception générale en ce qui concerne les actes des forces armées, les tribunaux n’ont pas été appelés à appliquer la législation en question dans une affaire mettant en cause les forces armées et organes associés d’un Etat étranger ayant agi dans le cadre d’un conflit armé. Elle se réfère également à l’article 12 de la convention des Nations Unies et examine la pratique des Etats, telle que reflétée par les décisions des juridictions nationales, relativement à l’immunité de l’Etat en ce qui concerne les actes de forces armées. Elle observe que cette pratique atteste qu’un Etat continue de jouir, dans le cadre d’instances civiles, de l’immunité à raison d’actes jure imperii lorsque sont en cause des actes ayant entraîné la mort, un préjudice corporel ou un préjudice matériel commis par ses forces armées et autres organes dans le cadre d’un conflit armé, même lorsque les actes en question ont eu lieu sur le territoire de l’Etat du for. La Cour relève que cette pratique est assortie de l’opinio juris, ainsi que l’attestent les positions de divers Etats et la jurisprudence d’un certain nombre de juridictions nationales, qui ont clairement indiqué qu’elles considéraient que le droit international coutumier exigeait de reconnaître l’immunité. Elle note que l’absence presque totale de toute jurisprudence contraire est également significative, tout comme le fait qu’aucun Etat n’a jamais déclaré — que ce soit dans le cadre des travaux de la Commission du droit international sur l’immunité de l’Etat, de l’adoption de la convention des Nations Unies ou dans tout autre contexte dont la Cour pourrait avoir connaissance — que le droit international coutumier ne prescrirait pas l’immunité dans ce type d’affaires. A la suite de cette analyse, la Cour estime que le droit international coutumier impose toujours de reconnaître l’immunité à l’Etat dont les forces armées ou d’autres organes sont accusés d’avoir commis sur le territoire d’un autre Etat des actes dommageables au cours d’un conflit armé. Elle ajoute que cette conclusion est confirmée par les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme. Elle en conclut que la décision des juridictions italiennes de ne pas accorder l’immunité à l’Allemagne ne saurait être justifiée sur la base de l’exception territoriale.

 3.4. Le second argument de l’Italie : l’objet et les circonstances des demandes présentées aux juridictions italiennes

La Cour relève que le second argument de l’Italie, qui, à la différence du premier, s’applique à toutes les réclamations portées devant la justice italienne, consiste à soutenir que le refus de l’immunité était justifié en raison de la nature particulière des actes qui faisaient l’objet de ces réclamations et compte tenu des circonstances dans lesquelles celles-ci s’inscrivaient. Cet argument comporte trois volets. Tout d’abord, l’Italie fait valoir que les actes qui ont donné lieu auxdites réclamations constituaient des violations graves des principes du droit international applicables à la conduite des conflits armés, à savoir des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Ensuite, elle soutient que les règles du droit international ainsi violées étaient des règles impératives (jus cogens). Enfin, elle allègue que, dès lors que les requérants s’étaient vu refuser toute autre forme de réparation, l’exercice, par les juridictions italiennes, de leur compétence était nécessaire à titre de dernier recours. La Cour examine tour à tour chacun de ces volets, tout en observant que l’Italie a, à l’audience, fait valoir que ses juridictions avaient été fondées à refuser l’immunité à l’Allemagne en raison de l’effet combiné de ces trois volets.

 3.4.1. La gravité des violations

La Cour note que le premier volet est fondé sur l’idée que le droit international n’accorde pas l’immunité à un Etat ayant commis des violations graves du droit des conflits armés ou, à tout le moins, restreint son immunité. Elle rappelle qu’elle a déjà clairement indiqué dans la présente affaire que les actes des forces armées allemandes et d’autres organes du Reich allemand qui sont à l’origine des instances portées devant les juridictions italiennes étaient des violations graves du droit des conflits armés, constitutives de crimes en droit international. Elle observe que la question est donc de savoir si, de ce fait, l’Allemagne est privée de son droit à l’immunité.

La Cour commence par rechercher si le droit international coutumier a évolué au point d’interdire à un Etat de se prévaloir de son immunité en cas de violations graves des droits de l’homme ou du droit des conflits armés. Après avoir examiné la pratique étatique et internationale, elle conclut que, en l’état actuel du droit international coutumier, un Etat n’est pas privé de l’immunité pour la seule raison qu’il est accusé de violations graves du droit international des droits de l’homme ou du droit international des conflits armés. En formulant cette conclusion, la Cour tient à souligner qu’elle ne se prononce que sur l’immunité de juridiction de l’Etat lui-même devant les tribunaux d’un autre Etat ; la question de savoir si et, le cas échéant, dans quelle mesure l’immunité peut s’appliquer dans le cadre de procédures pénales engagées contre un représentant de l’Etat n’est pas posée en l’espèce.

 3.4.2. La relation entre le jus cogens et la règle de l’immunité de l’Etat

La Cour analyse le deuxième volet de l’argument de l’Italie, selon lequel les règles violées par l’Allemagne entre 1943 et 1945 relèveraient du jus cogens. Elle observe que cet aspect de la défense italienne repose sur l’hypothèse qu’il existerait un conflit entre les règles de jus cogens qui font partie du droit des conflits armés et la reconnaissance de l’immunité de l’Allemagne. Selon l’Italie, les règles de jus cogens prévalent toujours sur toute règle contraire du droit international ; la règle en vertu de laquelle un Etat jouit de l’immunité devant les juridictions d’un autre Etat n’ayant pas le statut de jus cogens, elle devrait donc être écartée. La Cour est d’avis qu’il n’existe pas de conflit entre une règle, ou des règles, de jus cogens et la règle de droit coutumier qui fait obligation à un Etat d’accorder l’immunité à un autre. Selon elle, à supposer, aux fins du présent examen, que les règles du droit des conflits armés qui interdisent de tuer des civils en territoire occupé ou de déporter des civils ou des prisonniers de guerre pour les astreindre au travail forcé soient des normes de jus cogens, ces règles n’entrent pas en conflit avec celles qui régissent l’immunité de l’Etat. Ces deux catégories de règles se rapportent en effet à des questions différentes. Celles qui régissent l’immunité de l’Etat sont de nature procédurale et se bornent à déterminer si les tribunaux d’un Etat sont fondés à exercer leur juridiction à l’égard d’un autre. Elles sont sans incidence sur la question de savoir si le comportement à l’égard duquel les actions ont été engagées était licite ou illicite. C’est pourquoi le fait d’appliquer le droit contemporain de l’immunité de l’Etat à une instance relative à des événements survenus entre 1943 et 1945 ne porte pas atteinte au principe selon lequel les tribunaux ne doivent pas appliquer le droit de manière rétroactive aux fins de se prononcer sur des questions de licéité et de responsabilité.

La Cour relève que, en l’espèce, la violation des règles interdisant le meurtre, la déportation et le travail forcé a eu lieu entre 1943 et 1945. Tous les intéressés s’accordent à reconnaître le caractère illicite de ces actes. L’application des règles de l’immunité de l’Etat aux fins de déterminer si les juridictions italiennes peuvent connaître de réclamations fondées sur pareilles violations ne saurait créer le moindre conflit avec les règles qui ont été violées. La Cour estime par ailleurs que l’argument tiré de la primauté jus cogens sur le droit de l’immunité des Etats a été écarté par les juridictions nationales. Elle observe que les décisions des tribunaux italiens qui font l’objet de la présente instance sont les seules décisions de juridictions nationales dans lesquelles a été retenu le raisonnement sur lequel est fondé l’argument de l’Italie. La Cour relève en outre qu’aucune des lois nationales relatives à l’immunité de l’Etat n’a limité l’immunité de l’Etat dans les cas où sont en cause des violations du jus cogens. La Cour conclut que, même en admettant que les actions intentées devant les juridictions italiennes mettaient en cause des violations de règles de jus cogens, l’application du droit international coutumier relatif à l’immunité des Etats ne s’en trouvait pas affectée.

 3.4.3. L’argument du « dernier recours »

La Cour observe que le troisième et dernier volet du second argument de l’Italie consiste à affirmer que c’est à juste titre que les tribunaux italiens ont refusé de reconnaître à l’Allemagne l’immunité à laquelle elle aurait pu autrement prétendre, au motif qu’avaient échoué toutes les autres tentatives d’obtenir réparation pour les divers groupes de victimes qui avaient engagé les actions intentées devant des juridictions italiennes. La Cour estime qu’elle ne saurait faire droit à l’argument de l’Italie selon lequel les tribunaux italiens étaient fondés à refuser à l’Allemagne l’immunité de juridiction en raison des insuffisances que présenteraient les dispositions adoptées par celle-ci en vue d’accorder réparation aux victimes italiennes. Elle ne voit, dans la pratique des Etats âޝ dont découle le droit international coutumier âޝ, aucun élément permettant d’affirmer que le droit international ferait dépendre le droit d’un Etat à l’immunité de l’existence d’autres voies effectives permettant d’obtenir réparation. Ni le droit interne relatif à ces questions ni la jurisprudence des tribunaux internes qui ont eu à connaître d’exceptions fondées sur l’immunité ne permettent de conclure que le droit à une telle immunité serait subordonné à pareille condition préalable. Les Etats n’ont pas davantage énoncé une telle condition dans la convention européenne ou la convention des Nations Unies. En outre, la Cour ne saurait manquer de relever que l’application de pareille condition, si elle existait, serait en pratique extrêmement difficile, notamment dans un contexte tel que celui de la présente affaire, c’est-à-dire lorsque les réclamations en cause ont fait l’objet de discussions approfondies entre gouvernements. En conséquence, la Cour rejette l’argument de l’Italie selon lequel l’immunité pouvait être refusée à l’Allemagne pour ce motif.

 3.4.4. L’effet combiné des circonstances invoquées par l’Italie

La Cour observe qu’à l’audience, le conseil de l’Italie a affirmé que les trois volets du second argument de l’Italie devaient être examinés conjointement ; autrement dit, que c’était en raison de l’effet cumulé de la gravité des violations, du statut des règles violées et de l’absence d’autres voies effectives de réparation que la décision des tribunaux italiens de dénier à l’Allemagne l’immunité était justifiée. La Cour indique qu’elle a déjà établi qu’aucun des trois volets du second argument de l’Italie ne peut justifier à lui seul le comportement des tribunaux italiens. Elle n’est pas convaincue que ces éléments auraient pareil effet même si on les considère conjointement. Selon la Cour, pour autant que l’argument tiré de l’effet combiné des circonstances doive se comprendre comme signifiant que le tribunal national devrait mettre en balance l’ensemble des facteurs, en évaluant le poids respectif, d’une part, des circonstances qui justifieraient qu’il exerce sa juridiction, et, d’autre part, de l’intérêt qui s’attache à la protection de l’immunité, une telle approche méconnaîtrait la nature même de l’immunité.

Par conséquent,  la Cour considère que le refus des tribunaux italiens de reconnaître l’immunité à laquelle elle a conclu que l’Allemagne pouvait prétendre au titre du droit international coutumier constitue un manquement aux obligations auxquelles l’Etat italien était tenu envers celle-ci.

 4. Les mesures de contrainte prises à l’égard des biens appartenant à l’Allemagne en territoire italien

La Cour rappelle que, le 7 juin 2007, des requérants grecs, se fondant sur une décision de la Cour d’appel de Florence du 13 juin 2006 déclarant exécutoire en Italie le jugement rendu par le tribunal de première instance de Livadia, en Grèce, condamnant l’Allemagne à leur verser des indemnités, firent enregistrer auprès du cadastre de la province de Côme une hypothèque judiciaire sur la Villa Vigoni, bien appartenant à l’Etat allemand situé près du lac de Côme. Elle rappelle en outre que l’Allemagne soutient que cette mesure de contrainte viole l’immunité d’exécution qui lui est reconnue par le droit international et que l’Italie n’a, pour sa part, pas cherché à justifier ladite mesure. Elle relève que l’hypothèque en question a été suspendue pour tenir compte de la procédure pendante devant la Cour en la présente affaire. La Cour relève en outre qu’il subsiste un différend entre les Parties, dans la mesure où l’Italie n’a pas admis formellement que l’hypothèque judiciaire sur la Villa Vigoni constituait une mesure contraire à ses obligations internationales ; elle n’a pas non plus mis fin aux effets de cette mesure.

La Cour fait observer que l’immunité d’exécution dont jouissent les Etats en ce qui concerne leurs biens situés en territoire étranger va au-delà de l’immunité de juridiction dont bénéficient ces mêmes Etats devant les tribunaux étrangers. Même si un jugement a été régulièrement rendu à l’encontre d’un Etat étranger, dans des circonstances telles que ce dernier ne pouvait pas se prévaloir d’une immunité de juridiction, il n’en résulte pas ipso facto que l’Etat condamné puisse faire l’objet de mesures de contrainte, sur le territoire de l’Etat du for ou sur celui d’un Etat tiers, en vue de faire exécuter le jugement en cause. De même, l’éventuelle renonciation par un Etat à son immunité de juridiction devant un tribunal étranger ne vaut pas par elle-même renonciation à son immunité d’exécution en ce qui concerne les biens qui lui appartiennent et qui se trouvent en territoire étranger. La Cour relève que, dans la présente affaire, la distinction entre les règles du droit international coutumier relatives à l’immunité d’exécution et celles qui gouvernent l’immunité de juridiction (entendue stricto sensu comme le droit pour un Etat de ne pas être soumis à une procédure judiciaire devant les tribunaux d’un autre Etat) signifie que la Cour peut se prononcer sur la question de savoir si l’hypothèque inscrite sur la Villa Vigoni constitue une mesure de contrainte violant l’immunité d’exécution de l’Allemagne, sans avoir à se demander si les décisions des tribunaux grecs prononçant des condamnations pécuniaires à l’égard de l’Allemagne, pour l’exécution desquelles cette mesure a été prise, ont été elles-mêmes rendues en violation de l’immunité de juridiction de cet Etat.

Se basant sur l’article 19 de la convention des Nations Unies en tant qu’il refléterait le droit coutumier en la matière, la Cour constate qu’il existe au minimum une condition qui doit être remplie pour qu’une mesure de contrainte puisse être prise à l’égard d’un bien appartenant à un Etat étranger : que le bien en cause soit utilisé pour les besoins d’une activité ne poursuivant pas des fins de service public non commerciales, ou que l’Etat propriétaire ait expressément consenti à l’application d’une mesure de contrainte ou encore que cet Etat ait réservé le bien en cause à la satisfaction d’une demande en justice. Or, la Cour estime qu’il est clair en l’espèce que le bien ayant fait l’objet de la mesure de contrainte litigieuse est utilisé pour les besoins d’une activité de service public dépourvue de caractère commercial, donc d’une activité relevant des fonctions de souveraineté de l’Allemagne. La Villa Vigoni est en effet le siège d’un centre culturel destiné à favoriser les échanges culturels entre l’Allemagne et l’Italie. La Cour relève par ailleurs que l’Allemagne n’a d’aucune manière expressément consenti à l’application d’une mesure telle que l’hypothèque en cause, ni n’a réservé la Villa Vigoni à la satisfaction des demandes en justice dirigées contre elle. Dans ces conditions, la Cour conclut que l’inscription d’une hypothèque judiciaire sur la Villa Vigoni constitue une violation par l’Italie de son l’obligation de respecter l’immunité due à l’Allemagne.

 5. Les décisions judiciaires italiennes déclarant exécutoires en Italie des décisions de juridictions grecques prononçant des condamnations civiles à l’encontre de l’Allemagne

            La Cour relève que, dans son troisième chef de conclusions, l’Allemagne se plaint de ce que son immunité de juridiction a également été violée par les décisions judiciaires italiennes déclarant exécutoires en Italie les condamnations civiles prononcées par des tribunaux grecs à l’encontre de l’Allemagne dans l’affaire du massacre de Distomo commis par les forces armées du Reich allemand en 1944. La Cour considère que la question pertinente est de savoir si les tribunaux italiens ont eux-mêmes respecté l’immunité de juridiction de l’Allemagne en accueillant la demande d’exequatur, et non celle de savoir si le tribunal grec ayant rendu le jugement dont l’exequatur était demandée a respecté l’immunité de juridiction de l’Allemagne. La Cour observe que lorsqu’un tribunal est saisi, comme en l’espèce, d’une demande tendant à ce qu’il accorde l’exequatur d’un jugement étranger ayant statué à l’encontre d’un Etat tiers, il est appelé à exercer lui-même sa juridiction à l’égard de l’Etat tiers en question. Si la procédure d’exequatur n’a pas pour objet de trancher le fond du litige, mais seulement de donner force exécutoire à un jugement déjà rendu, sur le territoire d’un Etat autre que celui du juge qui a statué au fond, il n’en demeure pas moins qu’en accordant ou en refusant l’exequatur, le juge exerce un pouvoir juridictionnel qui aboutit à donner au jugement étranger des effets correspondant à ceux d’un jugement rendu au fond dans l’Etat requis. La procédure introduite devant ce juge doit donc être regardée comme intentée contre l’Etat tiers condamné par le jugement étranger. Il en résulte, selon la Cour, que le juge saisi d’une demande d’exequatur d’un jugement étranger condamnant un Etat tiers est tenu de se demander si l’Etat défendeur bénéficie d’une immunité de juridiction, compte tenu de la nature de l’affaire qui a été jugée, devant les tribunaux de l’Etat dans lequel la procédure d’exequatur a été engagée. En d’autres termes, il doit se demander si, dans le cas où il aurait été lui-même saisi au fond d’un litige identique à celui qui a été tranché par le jugement étranger, il aurait été tenu en vertu du droit international d’accorder l’immunité à l’Etat défendeur.

La Cour estime qu’il découle des motifs qui précèdent que les juridictions italiennes qui ont déclaré exécutoires en Italie les décisions judiciaires grecques rendues contre l’Allemagne ont méconnu l’immunité de cette dernière. La Cour considère que, pour parvenir à une telle conclusion, point n’est besoin de se prononcer sur la question de savoir si les tribunaux grecs ont eux-mêmes violé l’immunité de l’Allemagne, question dont la Cour n’est pas saisie et sur laquelle elle ne saurait d’ailleurs se prononcer. La Cour conclut donc que les décisions judiciaires italiennes déclarant exécutoires en Italie les condamnations civiles prononcées par des tribunaux grecs à l’encontre de l’Allemagne dans l’affaire du massacre de Distomo ont violé l’obligation de l’Italie de respecter l’immunité de juridiction de l’Allemagne.

 6. Les conclusions finales de l’Allemagne et les réparations sollicitées

La Cour fait droit aux trois premières demandes de l’Allemagne. Cependant, S’agissant du quatrième chef de conclusions de l’Allemagne, la Cour n’estime pas nécessaire d’inclure dans le dispositif une déclaration spécifique selon laquelle la responsabilité internationale de l’Italie est engagée. De même, s’agissant du cinquième chef de conclusions de l’Allemagne, tendant à ce qu’elle ordonne à l’Italie de prendre, par les moyens de son choix, toutes les mesures nécessaires pour faire en sorte que l’ensemble des décisions de ses tribunaux et autres autorités judiciaires qui contreviennent à l’immunité souveraine de l’Allemagne ne puissent être exécutées, la Cour commence par rappeler que l’Etat responsable d’un fait internationalement illicite a l’obligation d’y mettre fin si ce fait présente un caractère continu et que, même si ce fait a pris fin, l’Etat responsable est tenu, à titre de réparation, de rétablir la situation qui existait avant que le fait illicite ne soit commis, dès lors qu’un tel rétablissement n’est pas matériellement impossible et n’impose pas à cet Etat une charge hors de proportion avec l’avantage qui résulte d’une restitution plutôt que d’une indemnisation. La Cour estime que les décisions et mesures contraires aux immunités de juridiction de l’Allemagne qui sont encore en vigueur doivent cesser de produire effet, et les effets de ces décisions et mesures qui se sont déjà produits doivent être supprimés, de telle sorte que soit rétablie la situation qui existait avant que les faits illicites ne soient commis. La Cour ajoute qu’il n’a été ni allégué ni démontré que la restitution serait en l’espèce matériellement impossible ou qu’elle imposerait à l’Italie une charge hors de proportion avec les avantages d’une telle restitution. En revanche, elle fait observer que l’Italie a le droit de choisir les moyens qui lui paraissent les mieux adaptés en vue d’atteindre le résultat qui doit être obtenu. Aussi, a-t-elle l’obligation d’atteindre ce résultat par la promulgation d’une législation appropriée ou par le recours à toute autre méthode de son choix également capable de produire cet effet.

La Cour ne fait en revanche par droit au sixième chef de conclusions de l’Allemagne, tendant à ce que la Cour ordonne à l’Italie de prendre toutes les mesures nécessaires pour faire en sorte que ses tribunaux s’abstiennent à l’avenir de connaître d’actions intentées contre l’Allemagne à raison des faits mentionnés dans son premier chef de conclusions (c’est-à-dire des violations du droit international humanitaire commises par le Reich allemand entre 1943 et 1945).

   Réactions

Italie : "Nous respectons la sentence prononcée aujourd'hui par la CIJ", a déclaré le ministre italien des Affaires étrangères Giulio Terzi dans un communiqué. "Son contenu ne coïncide pas avec les positions défendues par l'Italie, mais nous estimons que le jugement apporte une utile clarification, surtout à la lumière de la référence de la Cour à l'importance des négociations entre les deux parties", a-t-il souligné. Les déclarations politiques en revanche ont été beaucoup plus vives : «Il s’agit d’une décision honteuse qui piétine de manière indélébile la mémoire des victimes du nazisme, la valeur de la résistance et l’histoire», estime le leader du parti Refondation communiste Paolo Ferrero. De son côté, le quotidien en ligne de droite, Il Giornale, publie ce titre : « une gifle cinglante infligée aux victimes italiennes du IIIème Reich ». Pour sa part, l’association des familles des victimes des nazis responsables des massacres de Civitella, Grizzana, Marzabotto et Monzuno en Toscane, fait part de sa profonde amertume et demande au gouvernement d’avoir le courage de ne pas rester en marge.

            Allemagne : Le ministre allemand des Affaires étrangères Guido Westerwelle a salué vendredi la sentence : "c'est bien et c'est dans l'intérêt de tous d'avoir une clarification légale". "Bien sûr il ne s'agissait pas de remettre en question la responsabilité allemande des crimes commis durant la Seconde guerre mondiale ou de les relativiser", a-t-il toutefois nuancé. Berlin avait assuré, lors des audiences du 12 au 16 septembre 2011, que le problème avait commencé en 2004 avec l'"affaire Ferrini", du nom d'un Italien déporté en Allemagne en 1944 et astreint aux travaux forcés.

Selon Widney Brown, directrice générale chargée des questions relatives au droit international et à la stratégie politique à Amnesty International « Cet arrêt est très surprenant. Aujourd'hui, la CIJ fait un grand pas en arrière sur le terrain des droits humains et fait du droit à réparation pour les crimes de guerre un droit sans recours. « Cette décision bafoue la Convention de La Haye, aux termes de laquelle les victimes de crimes de guerre ont le droit de poursuivre en justice l'État responsable pour obtenir des réparations. « Ce qui est particulièrement inquiétant est que d'autres juridictions nationales risquent de suivre ce jugement, bien que l'arrêt de la CIJ dans cette affaire ne soit juridiquement contraignant que pour l'Allemagne et l'Italie. » (http://www.amnesty.org/fr/news/un-court-ruling-nazi-war-crime-victims-deplorable-2012-02-03)

 

 

·         CIJ. l’Allemagne saisit la Cour pour violation de son immunité Danilo Comba

·  Remise en cause de l’immunité des Etats par la Cour de Cassation italienne (D. COMBA, 2 novembre 2008)

·  CJCE : les actes relevant de la puissance publique ne rentrent pas dans le cadre de la convention de Bruxelles en vue du dédommagement des victimes de guerre (S. CASSELLA, 25 février 2007)

·  Le Japon signe la Convention sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens Jacobo RIOS RODRIGUEZ

·  CIJ. Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Rwanda) : La Cour reconnaît pour la première fois formellement l'existence du jus cogens (T. COUMA, 5 février 2006)

·  La volonté du juge Garzón d’enquêter sur les disparitions de la dictature espagnole accélère la mise en œuvre de la Loi de la mémoire historique (K. RINALDI, Prof. P. WECKEL, 26 octobre 2008)

·  Le Tribunal Spécial pour la Sierra Leone refuse de forcer le Chef de l’Etat en exercice à comparaître (R. ADJOVI)

Bulletin numéro 293