Les discours de campagne électorale n'ont pas vocation à entrer dans l'Histoire, ni à en sortir d'ailleurs. Celui que Nicolas Sarkozy a prononcé à Toulouse le 29 avril 2012, malgré sa grandiloquence, ne devrait pas faire date. Pourtant la plume inspirant le politicien est ambitieuse puisqu'elle dessine le cadre d'une philosophie politique animant un programme électoral. Elle développe ainsi une étrange approche de la nation que l'on qualifie volontiers de tribale : la tribu française, explique-t-on, défend son intégrité, son territoire, et l'Europe est une sorte de nation indienne qui fédère un ensemble de tribus présentant une parenté culturelle. L'écrivain anonyme rend un hommage appuyé à la frontière, la présentant même comme l'enjeu central de la campagne électorale.
« Sans frontières, il n’y a pas de Nation ; sans frontières, il n’y a pas d’Etat ; sans frontières, il n’y a pas de République et sans frontières, il n’y a pas de civilisation ».
La référence à la frontière permet d'opérer un amalgame entre intégrité territoriale et intégrité nationale, glissant du territoire à la nation.
Or la frontière internationale est une institution du droit international techniquement importante parce qu'elle est indispensable à la coexistence harmonieuse des Etats souverains. On n'a pas vraiment à juger ici la pertinence philosophique d'une analyse qui relève de choix idéologiques, mais on constate néanmoins qu'elle détourne un concept du droit international, celui de la frontière d'Etat, en lui attribuant une portée qu'il n'a pas du tout. En effet, la frontière ne désigne rien d'autre, ni de plus que la limite du territoire étatique. Par extension le mot est également utilisé pour les limites des zones maritimes sur lesquelles l'Etat exerce des droits souverains limités.
L'auteur de ce discours ne se réfère pas aux frontières naturelles conçues parfois comme des limites tracées par la géographie physique à l'expansion des nations. Cette conception ancienne avait été fortement critiquée par Ernest Renan :
« La géographie, ce qu'on appelle les frontières naturelles, a certainement une part considérable dans la division des nations. La géographie est un des facteurs essentiels de l'histoire. Les rivières ont conduit les races ; les montagnes les ont arrêtées. Les premières ont favorisé, les secondes ont limité les mouvements historiques. Peut-on dire cependant, comme le croient certains partis, que les limites d'une nation sont écrites sur la carte et que cette nation a le droit de s'adjuger ce qui est nécessaire pour arrondir certains contours, pour atteindre telle montagne, telle rivière, à laquelle on prête une sorte de faculté limitante a priori ? Je ne connais pas de doctrine plus arbitraire ni plus funeste. Avec cela, on justifie toutes les violences. Et, d'abord, sont-ce les montagnes ou bien sont-ce les rivières qui forment ces prétendues frontières naturelles ? Il est incontestable que les montagnes séparent ; mais les fleuves réunissent plutôt. Et puis toutes les montagnes ne sauraient découper des États. Quelles sont celles qui séparent et celles qui ne séparent pas ? De Biarritz à Tornea, il n'y a pas une embouchure de fleuve qui ait plus qu'une autre un caractère bornal. Si l'histoire l'avait voulu, la Loire, la Seine, la Meuse, l'Elbe, l'Oder auraient, autant que le Rhin, ce caractère de frontière naturelle qui a fait commettre tant d'infractions au droit fondamental, qui est la volonté des hommes. On parle de raisons stratégiques. Rien n'est absolu ; il est clair que bien des concessions doivent être faites à la nécessité. Mais il ne faut pas que ces concessions aillent trop loin. Autrement, tout le monde réclamera ses convenances militaires, et ce sera la guerre sans fin. Non, ce n'est pas la terre plus que la race qui fait une nation. La terre fournit le substratum, le champ de la lutte et du travail ; l'homme fournit l'âme. L'homme est tout dans la formation de cette chose sacrée qu'on appelle un peuple. Rien de matériel n'y suffit. Une nation est un principe spirituel, résultant des complications profondes de l'histoire, une famille spirituelle, non un groupe déterminé par la configuration du sol. »
Dans le discours de Toulouse s'affirme plutôt une conception de la frontière politique qui assigne à cette dernière une fonction à la fois de distinction, de « clivage », et de protection de l'identité nationale. Les frontières nationales seraient ainsi consubstantielles à la nation. Dedans, dehors, la frontière serait une porte sur l'étranger où se situent les étrangers : on ouvre ou on ferme la porte à volonté. Elle serait donc une ouverture contrôlée. L'auteur rejette nettement l'isolement et la xénophobie et il ne conçoit donc pas la frontière comme un mur, une clôture de séparation, un « limes », une muraille de Chine protégeant d'une pénétration considérée comme une agression.
Or la France ne possède aucune frontière nationale. En effet, la frontière est par nature internationale depuis que le temps du monde fini a commencé (Paul Valéry). Ce caractère essentiel s'impose avec une évidence particulière s'agissant de la frontière terrestre qui est toujours commune à deux Etats. Un Etat ne choisit pas sa frontière : elle lui est imposée par les circonstances de sa création (règle de l'uti possidetis juris) ou elle est établie par la volonté commune avec l'Etat voisin.
La frontière internationale n'est qu'un trait dans l'espace et par conséquent elle doit être considérée comme une abstraction juridique qui peut être exprimée sur une carte ou être matérialisée par la démarcation. Cette ligne sans épaisseur ne sépare pas les Etats, elles les lie dans la mitoyenneté et les réunit dans le voisinage. Ensemble de points de contact entre les territoires étatiques juxtaposés, la frontière politique est un trait d'union entre les peuples. Ainsi, la frontière, concept du droit international, ne saurait être sollicitée à l'appui d'une idéologie nationaliste. Les Etats peuvent ériger des barrières douanières ou des lignes de défense partout sur leur territoire, y compris le long de leurs frontières, mais la frontière en soi n'est ni ouverte, ni fermée. Un trait n'est pas un obstacle, pas une fissure, ni une barrière.
Le déplacement de personnes, de biens ou d'activités d'un territoire étatique à un autre est généralement représenté par un franchissement de frontière. Il faut bien reconnaître que cette manière de voir est théorique ou bien repose même sur une fiction : le franchissement est induit de la provenance. Ainsi un transfert de fonds de compte à compte ne se traduit pas par le passage d'une limite territoriale ; il n'y a pas de frontière politique dans la zone internationale d'un aéroport, etc. En somme, la frontière n'est effectivement rien d'autre ni de plus qu'une abstraction juridique.
Mérite-t-elle dès lors l'hommage vibrant qui lui a été rendu dans ce discours ?
La France a des frontières. Et alors ? Au demeurant comment « nationaliser » un objet international par nature ? L'auteur du discours établit un parallèle entre la frontière politique et une « frontière » qui existerait entre les « civilisations » nationales. Dans l'exposé en question, le clivage est érigé en méthode d'analyse universelle et la nuance est ignorée (le bien serait séparé du mal et le beau du laid...). Or les frontières politiques, même fortifiées, ne sont jamais parvenues à séparer durablement les peuples. La proximité par la frontière favorise en effet le brassage des populations et le métissage des cultures. Ernest Renan dont le nom est associé à une définition française de la nation s'est appuyé sur une observation des faits, non sur une analyse théorique. Or aucun déterminisme historique et aucun critère objectif ne fonde l'intégration des populations frontalières, Alsaciens, Savoyards ou Niçois, à la nation française qui procède d'un attachement spirituel. Rien n'oppose les Mahorais aux Sénégalais dans leur rapport historique avec la France sinon le choix populaire d'une destinée collective différente. Les linéaments du passé ont constitué le terreau où prospère une volonté de vivre ensemble qui est la manifestation du libre arbitre. L'hommage aux frontières nationales développé dans le discours de Toulouse marque ainsi une rupture -un peu- inquiétante avec la pensée d'Ernest Renan qui a contribué effectivement à structurer l'identité nationale française dans sa diversité, parce qu'elle correspondait à l'époque parfaitement à la réalité humaine complexe de ce pays et qu'elle a conservé aujourd'hui cette qualité. Historiquement on peut dire que c'est la quête des frontières naturelles poursuivie par la monarchie qui, en bouleversant la géographie humaine, a orienté la France vers la conception de la nation formulée par Renan en 1882, dans le contexte du refus opposé par l'Allemagne d'organiser un plébiscite en Alsace. Concevoir le territoire comme une unité culturelle est donc bien incompatible avec la tradition républicaine. Cette tradition peut bien entendu être questionnée et mise dans le débat démocratique. Quoiqu'il en soit ce texte ne peut pas être simplement considéré comme une explication pédagogique de la frontière.
Le droit international n'apporte aucune réponse directe à la question de l'identité nationale. Force est néanmoins de constater la menace que fait peser le nationalisme dans ses différentes formes sur la coexistence pacifique des peuples et, par conséquent, sur la paix et la sécurité internatioales. C'est dans le contraste du Nord et du Sud que réside l'identité nationale du Mali. Le drame soudanais illustre les dangers que représente la systématisation des clivages. Or le discours de Toulouse tend finalement à introduire la frontière dans le coeur des hommes et le droit international ne peut pas être sollicité dans ce dessein qui lui est étranger.
La frontière internationale limite le territoire dans le sol et le sous-sol. Elle s'étend sur une profondeur indéfini. Il est ainsi un point au centre du globe terrestre où toutes les frontières internationales se rejoignent... La frontière internationale réunit ; elle ne sépare donc, ni les hommes, ni les Etats.
- Enest Renan “Qu'est-ce qu'une nation ?”
(Conférence prononcée le 11 mars 1882 à la Sorbonne) (1882)
- Discours prononcé à Toulouse par Nicolas Sarkozy le 29 avril 2012 (extrait)
"...
Dans les cinq années qui viennent, je n’accepterai pas qu’il n’y ait plus aucune différence donc entre être français et ne plus l’être mais parce que je ne veux pas que la France sorte de l’Histoire ; je ne veux pas que la France sorte de l’Histoire en tant que peuple et en tant que Nation. Et je n’accepterai pas car le problème se pose que nous disparaissions en tant que civilisation. Ceux qui m’ont reproché de parler de notre identité ne se rendent pas compte que notre identité est l’expression d’une forme particulière et différente de civilisation, que nous, nous voulons à aucun moment que cette civilisation, que ce mode de vie, que ces valeurs disparaissent au motif que le monde serait devenu un village ! La France a voulu l’Europe pour ne pas sortir de l’Histoire. La France le dit à ses partenaires. La France attend de l’Europe que l’Europe protège les peuples européens. La civilisation européenne si l’Europe ne le fait pas dans les cinq années qui viennent, la France le fera pour elle-même unilatéralement si les autres ne veulent pas comprendre le message de la France.
Mais je dois défendre une nouvelle idée dont on n’avait plus l’habitude de parler et ce fut une erreur. Sans frontières, il n’y a pas de Nation ; sans frontières, il n’y a pas d’Etat ; sans frontières, il n’y a pas de République et sans frontières, il n’y a pas de civilisation. Je veux affirmer l’importance cruciale des frontières dans la mondialisation et en Europe. Parce qu’on se méfiait de la Nation, on a voulu effacer toutes les frontières politiques ; on a eu tort. Parce que les capitaux voulaient circuler sans entrave, parce que les marchés, ne voulaient rencontrer aucun obstacle, on a voulu effacer les frontières économiques ; ce fut une erreur. Parce que la pensée unique voulait dominer le monde, on a voulu effacer les frontières ; ce fut une erreur. Parce qu’une idéologie libertaire voulait imposer la disparition de toute règle et de toute limite, on a voulu effacer les frontières morales ; ce fut une grave erreur. On a eu tort parce qu’on en a créé le désordre dans le monde et c’est le désordre du monde qui a engendré les crises que nous connaissons depuis quatre ans. On a eu tort parce que l’Europe est allée dans cette direction plus loin que n’importe quelle région du monde et que le résultat, ce fut l’affaiblissement de l’Europe. On a eu tort parce que quand il n’y a plus de frontières, il n’y a plus de politique et il n’y a plus de liberté.
Depuis trente ans, par facilité, on ne parle plus des frontières, on ne défend plus les frontières de l’Europe. On n’ose même plus prononcer le mot et voilà même qu’aujourd’hui, aujourd’hui, on voudrait séparer le droit de vote de la nationalité. C’est le contraire de l’idéal républicain.
Comment remettre de l’ordre dans le monde, dans l’économie, dans la société ? Comment permettre à des formes de civilisation de s’épanouir ? Comment, mes chers compatriotes, canaliser l’argent, la marchandise dans un monde sans frontières, sans limites, sans repères ? Car vous avez bien compris que je ne parle pas simplement de la frontière géographique ; je parle de la frontière entre le bien et le mal. Je parle d’une frontière entre ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Imaginons, il y a un philosophe, Régis DEBRAY, « la ville sans cadastre. » La frontière, c’est ce qui distingue le dedans du dehors, le chez soi et le chez les autres. La frontière, c’est ce qui permet que l’on puisse avoir un chez soi, que l’on puisse avoir un foyer, que l’on puisse avoir – écoutez-moi bien – un espace d’intimité dans lequel on est libre de choisir qui l’on fait entrer. Sans frontières, sans cadastre, il n’y a pas d’intimité, il n’y a pas de vie privée. Et si cet espace d’intimité vous est contesté, alors, vous vous repliez sur vous-même, vous n’échangez pas, vous ne partagez pas. La frontière, c’est l’affirmation que tout ne se vaut pas, qu’entre le dedans et le dehors, ce n’est pas la même chose, qu’entre nous et les autres, il y a une différence, qu’entre chez soi et dans la rue, ce n’est pas pareil, qu’on ne se comporte pas de la même façon. Tracer une frontière entre les cultures, tracer une frontière entre le vrai et le faux, tracer une frontière entre le bien et le mal, tracer une frontière entre la beauté et la laideur, vous savez ce que c’est ? C’est rien d’autre que le long travail de la civilisation. La civilisation sert à cela.
Oui, c’est cela et ce n’est pas parce que le beau et le laid, c’est subjectif, qu’on n’a pas le droit de parler du beau et du laid. Et c’est n’est pas parce que je parle de morale que je milite naturellement pour un ordre moral. Je dis simplement que la civilisation nous conduit à cela. Le mur de la vie privée si bafoué par la vulgarité actuelle, c’est une frontière. La laïcité, c’est une frontière qui protège les enfants, qui protège les femmes, qui protège les familles, qui protège la République. C’est une frontière ! Oui, je le crois, j’en suis même certain !
Puis-je dire une chose ? Moi, je suis rassuré parce qu’en écrivant ce discours, je me suis dit « c’est tellement personnel, est-ce qu’ils vont être d’accord avec moi ? » Parce que je pense que dans une campagne, il faut dire les choses que l’on sent au plus profond de soi-même, pas débiter à longueur de temps les mêmes idées, les mêmes slogans, pas passer son temps à attaquer ou à critiquer, dire ce que l’on a dans l’âme, dire ce que l’on a dans le cœur, dire ce que l’on pense avec son expérience, avec sa raison, avec son intelligence. Voilà ce que je suis venu vous faire partager.
Alors, j’entends bien que bon, la frontière, la frontière, la nationalité, la nationalité doit être respectée parce qu’elle est une frontière. La frontière, voyez-vous, mes chers amis, ce n’est pas un enfermement, ce n’est pas un repliement, ce n’est pas un rejet. La frontière, c’est une limite, c’est un repère, c’est – oserais-je le dire – une clarification. La frontière, c’est la démocratie, c’est la citoyenneté, c’est la souveraineté, c’est le droit pour un peuple de choisir un destin. La frontière, c’est la protection, c’est la solidarité. La frontière, ce n’est pas une tension ; ce n’est pas un affrontement. C’est au contraire ce qui permet de régler par le droit les rapports entre les peuples qui ne doivent jamais plus se régler par la force. C’est parce qu’il y a une frontière que le droit prime sur la force.
Je vais être encore plus clair. La frontière, ce n’est pas un encouragement à la volonté de puissance. C’est une limite à la volonté de puissance. La frontière, ce n’est pas un appel à la conquête. C’est une reconnaissance du droit de vivre en paix chez soi. Alors, la frontière, elle est au cœur de tant de problèmes de la société française : elle est au cœur de l’immigration ; elle est au cœur du problème économique ; elle est au cœur du problème de la réciprocité ; elle est au cœur de la lutte contre tous les dumpings ; elle est au cœur de la lutte contre les trafics, contre le terrorisme, contre les mafias. Effacer les frontières, je vous demande de me croire, et c’est aussitôt une multitude de petites frontières beaucoup plus dangereuses, beaucoup plus étouffantes qui les remplacent, des frontières sociales, des frontières ethniques inacceptables et des frontières religieuses dont nous ne voulons pas."